5ème et dernière partie
Voilà pour l'emplacement du Chenla (NDLR: cf partie 1 à 4);
maintenant qu'était-il?
Le Chenla a-t-il toujours été un État
unitaire?
Les écrits chinois à ce sujet tendent à penser qu'il l’était.
Ils considéraient que le Founan a été
remplacé par le Chenla au 6e ou au début du 7ème siècle, puis que le Chenla fut
divisé au 8ème siècle en deux états : le Chenla de la Terre et le Chenla
de l’eau. Il est possible, cependant, que les sources chinoises ne soient pas
appropriées pour déterminer de tels détails de l'organisation interne.
Claude Jacques a souligné le caractère très vague des
termes chinois « Founan » et « Chenla », et le fait que beaucoup d'inscriptions
ne font pas référence à une autorité supra locale ce dont Jacques a au moins parfois
considéré comme signifiant que ces lieux étaient indépendants de tout roi, et
probablement souvent en conflit entre eux (Jacques, 1986b: 90).
Si ceci était toujours vrai, ne devraient-ils pas tous
être appelés états, ou peut-être devrions-nous en déduire l’absence
d'organisation de type étatique, et considérer que même ces personnes portant
le titre de « Roi » ne régnaient que sur un peu plus que la région immédiate
autour de leur ville?
Si le Chenla était déjà divisé en de multiples entités
politiques, cela rendrait sans objet la version Chinoise d’une division en un
Chenla de la « Terre » et un Chenla de l’«Eau ».
Bien que de nombreuses inscriptions indiquent que
l'autorité centrale a été perdue à l’époque d’Īśānavarman, un nouveau regard
sur son royaume, basé sur les inscriptions K506 et K1150, exposé plus haut,
doit admettre qu'il a maintenu un contrôle administratif sur au moins une
région éloignée, alors nommée Jyesthapura, loin à l'ouest dans ce qui est maintenant
l’Est de la Thaïlande, et sans doute sur une portion de territoire entre celle-ci
et sa capitale, et que son fils et successeur Bhavavarman II y maintenu son autorité
pendant au moins une certaine période. Puisqu'un mrātāñ kloñ
Jesthapura est mentionné comme une personne d'autorité, dans
l’inscription K1, sur la côte sud, près de la frontière actuelle avec le
Vietnam, et cette inscription est étroitement liée à la K22 dans laquelle Īśānavarman
est mentionné comme suzerain, on peut supposer que son autorité était forte également
dans cette région assez éloignée.
Ces deux régions ont été les zones côtières qui
pourraient avoir fait partie du Founan, ce qui signifie qu'en fait Īśānavarman a
maintenu la cohésion du Founan et était peut-être à l’origine de certains des ambassadeurs
que le Founan continua d’envoyer à la Chine dans la première moitié du 7ème
siècle (Coedès, 1964: 125, 1968: 65). Ceci est une preuve supplémentaire pour
l'argument selon lequel Founan et Chenla n’étaient pas des États séparés. Les
inscriptions de Jayavarman I sont pleines d'indications montrant qu'il a renforcé
l’autorité centrale à travers le Cambodge, et une de ses premières
inscriptions, K447 près de Battambang, indique qu'il a également essayé de
contrôler un accès sur la Côte ouest. En fait, il a peut-être réussi à créer un
état unifié comprenant la plus grande partie du Cambodge dans ses limites
actuelles. Les sources épigraphiques ont été traditionnellement interprétées
comme suggérant que l'unité n'a pas été préservée après sa mort. L'explication
proposée par Coedès était que « L'anarchie a suivi le règne de Jayavarman Ier,
mort sans héritier mâle »; qu'un prince nommé Pushkara ou Puskarāksa [puskarāksa]
devint roi à Śambhupura « [près du Kratie actuel], qui « a marqué le début
de la scission du Cambodge ", et que le Cambodge put avoir souffert d'une
invasion Indonésienne (Coedès, 1964: 161-2, 1968: 85, 92-3).
Il semble maintenant y avoir consensus que ni Puskarāksa,
ni l’invasion indonésienne, puissent être avancé comme explications sur ce qui est
arrivé au Cambodge au huitième siècle (Jacques, 1972: 208, Wolters, 1973: 21,
1982: 7), et dans son dernier traitement de cette période Jacques a déclaré que
« [n]ous ne possédons aucun renseignement sur la manière dont la partition du
royaume de Jayavarman Ier a pu s'opérer après sa mort » (Jacques, 1986b: 88).[1]
Dupont reconnait « Avec
ce roi (NDLR : Jayavarman Ier) prend probablement fin la période
d’unification du Tchen-la et disparaît la dynastie venue au pouvoir 100 ans
plus tôt (vers 580 après JC) au moment de la dislocation du Fou-nan. Les
inscriptions attestent, par leur dispersion, l'importance du Tchen-la au cours
du VIIe siècle », même si elles ne le mentionnent pas.
Il a également affirmé que presque uniquement locale et, de plus, rétrospective, la documentation fondamentale
pour la période pré-Angkorienne se trouve dans les listes des généalogies royales de la période Angkorienne (Yaçovarman Ier et Rajendravarman II soit
de la fin du IXe siècle et du milieu du Xe siècle), bien qu'il prit en considération
les inscriptions pré-Angkorienne qui mentionnait la royauté. Son travail se
basait toujours sur l'histoire traditionnelle des généalogies royales (Dupont,
1943-46: 17).
Que nous disent précisément les généalogies royales
étudiées par Dupont ?
Dans leurs détails, comme je le remarquais dans une
analyse antérieure (Vickery, 1986: 103), la généalogie des dynasties peut être
en grande partie fictive, tirée de sources que Dupont lui-même reconnu pouvant
être rétrospectivement « des relations usurpées ». De manière semblable aux
histoires de mariages brahmane-princesse, où Dupont était attentif à la part du
mythe, sur « les seize ancêtres nommés à partir de la parenté des rois du IXe
siècle [dans leurs généalogies], seul un peut être identifié avec certitude comme
un individu connu du corpus pré-angkorien, tandis qu'aucun des principaux rois
des inscriptions pré-angkoriennes ou de la dynastie S'ambhupura rapportés dans les
inscriptions K124 de l’an 803, ou tout autre chef supra-local mentionné dans les
textes contemporains du septième au huitième siècle ne trouve mention dans les
généalogies".
J'ai montré que les généalogies complexes des premiers
rois d'Angkor : Indravarman, Yasovarman et Rajendravarman illustrent un
phénomène bien connu des anthropologues, la réorganisation des généalogies pour
légitimer leur pouvoir présent, avec l'ancêtre ultime situé à un degré de généalogie
de plus en plus élevé. Certaines analyses s’appuyant sur des détails
contemporains de certains ancêtres, trouvés dans les inscriptions khmères,
démontrent l'exagération des généalogies officielles sanskrites. La plupart des
branches ancestrales figurant dans la table de Dupont, et dans la table des
« États Hindouisés… » de Coedès, remontent soit aux ancêtres de
Jayavarman II ou à la royauté de Śambhupura. La position la plus suspect dans
ces tableaux est celle de Mahendradevī, mère de Rajendravarman. Il n'y a pas de
preuve claire de sa filiation dans les généalogies royales, et comme Dupont l’a
reconnu, « [A]ucune inscription ne qualifie explicitement Mahendradevī de fille
d'Indravarman » (Dupont, 1943-46: 48), bien que ce soit une hypothèse raisonnable,
et probablement exacte. Comme je l'ai mentionné (Vickery, 1986: 107), une
inscription Khmer indique qu'elle doit avoir été, du côté de sa mère, fille ou petite-fille
de Jayavarman III et épouse de la famille Palhal qui avaient rang de vap
et parmi les premiers disciples de Jayavarman II. Son père, le roi Indravarman
est vu dans une autre inscription Khmer descendre du côté de son père de deux
des partisans de Jayavarman II (Vickery, 1986: 105), mais ses parents auraient
été nommés Prthivīndravarman et Prthivīndradevī, comme dans les généalogies
officielles, bien que je considère suspectes la forme identique des noms. La
mère d’Indravarman est issue aussi du groupe des fidèles de Jayavarman II; et seul
son père putatif, Rudravarman, ne peut pas être pris en compte de cette façon.
Les généalogies officielles, cependant, disent que la sœur de Rudravarman était
la mère de Prthivīndravarman et grand-mère paternelle d’Indravarman; et si ce
détail est supposé être la véritable généalogie, il fait du père de Prthivīndravarman,
le supposé Rudravarman, un frère de ten Pit, une sœur adoptive de
Jayavarman II (Vickery, 1986: 105). Ce fut probablement la véritable situation,
et le nom 'Rudravarman' un embellissement post-facto.
La reine Indradevi d’Indravarman semble vraiment
provenir d'une autre lignée, au moins du côté de son père. La généalogie
officielle du côté de sa mère, descendant en quatre générations du mythique
brahmane Agastya, indique probablement des ancêtres tout à fait ordinaires
plutôt qu’une quelconque royauté. Mahīpativarman, le père d’Indradevi, est
désigné cependant comme l'un des rois de Śambhupura, et cela doit être
sérieusement envisagé, en particulier parce que nous possédons une partie de
leur propre généalogie royale au cours de la période considérée.
Nous rappellerons l'inscription K124 datée de 803, à
Sambor, Kratie, mentionnant un roi Indraloka, qui doit avoir vécu (ou au moins
pendant un certain temps) au début du VIIIe siècle, suivi de sa fille,
petite-fille et arrière petite-fille, classées reines ou princesses, mais sans que
leurs époux soient nommés.[2]
Cela ne veut pas dire que leurs époux n’existaient pas. L'inscription reflète
simplement une structure d'héritage, et il est bien connu que dans les systèmes
matrilinéaires les époux des héritières peuvent encore jouer des rôles de
leadership politique. L’inscription K134, quelques 40 km au nord-est de la
ville de Kratie, décrit Jayavarman II comme roi là-bas, c’est-à-dire à moins de
40 km à l'Est du lieu censé avoir été Śambhupura. Comptant environ vingt ans pour
une génération, la présence de Jayavarman près de, en fait on peut difficilement
s’empêcher de dire dans , Śambhupura coïncide avec le règne de l’avant-dernière
reine, Jayendra[valla]bha, un nom qui signifie « bien-aimé de Jayendra » ou «
bien - aimé de Jaya le roi [indra ] ». Jayavarman était apparemment
son conjoint, et pour cette raison contrôle la sécurité de Śambhupura ce qui
est rapporté dans les inscriptions. Fait intéressant, Dupont a fait le même rapprochement
marital, mais croyant que l’inscription K134 parlait d’un mystérieux Jayavarman
I bis, il n’a pas vu le lien entre Śambhupura et le premier roi d'Angkor
(Dupont, 1943-1946: 31- 32).[3]
Que l'unification de Śambhupura avec le nouvel état
formé près de Siem Reap fusse pacifique semble appuyée par l'érection par
Indravarman (inscription K826) d'une statue en mémoire à la reine de Indraloka,
l'ancêtre le plus ancien présente dans l’inscription K124. Dupont a fait encore
un autre rapprochement avec les reines de Śambhupura. Parce que Rajendravarman
que la liste des généalogies officielles présente comme le grand-père paternel d’Indradevi,
est mentionné comme ayant été un roi de Śambhupura, et avoir été marié à Nrpatīndradevī,
Dupont assimilait ce nom à la Nrpatīndradevī de l’inscription K124, et en déduit
que Rajendravarman était son époux. Cela me semble une hypothèse raisonnable,
mais elle relie une autre branche de la royauté Angkor au même groupe très reserré
des ancêtres, et renforce l'argument contre des dissensions politiques au
VIIIème siècle.
De plus, en supposant que le « Rajendravarman » de
Śambhupura était son vrai nom,
Rājendradevī,
nom de la mère d’Indradevi, dont la généalogie officielle est très suspecte,
était probablement sa fille par une autre femme, et « Rajendravarman » le parent
d’Indradevi via sa demi-sœur. Le résultat de cette refonte des généalogies
royales est que toutes les branches, sauf
celle du père du roi d'Angkor Rajendravarman (944-68), descendent d'un petit
groupe de familles royales étroitement liées et leurs affiliés. Même la filiation
de Rajendravarman, par son père Mahendravarman, avec Bhavapura, ne justifie pas
l'hypothèse d'un royaume rival, car il y a un grand nombre de preuves que
Jayavarman II, trois générations avant Rajendravarman, avait le contrôle de
Bhavapura, ce qui signifie que l'origine de Rajendravarman va vers la même famille
politique et parentale. Ce que les généalogies étudiées par Dupont reflètent,
n’est pas la présence de plusieurs dynasties au huitième siècle, mais des
rivalités au sein de la famille royale pour l'influence et pour le trône dans
les 9ème et10ème siècles.
Alors qu’elle était donc la situation politique au
huitième siècle? Ce n’était certainement pas l'anarchie, la division, et
l'absence de règles. Malgré le manque d’inscriptions, et bien que nous n'ayons
pas les noms de plusieurs des dirigeants entre Jayadevī en 713 et Jayavarman II
en 770, à l'exception des reines ou princesses de Śambhupura (K124), la poursuite
sans discontinuité de la figuration artistique et l'architectural (Briggs,
1951:76-78; Coedès 1964: 1778-9, 1968: 94; Pottier) témoigne du contraire. Ces preuves
matérielles montrent que le pays était suffisamment en paix et suffisamment
unifié par ses dirigeants pour en tirer la richesse suffisante pour investir
dans de plus nombreux et plus grands temples qu’il n’en avait été construit au
VIIe siècle, à l'exception de la ville d’Īśānapura, capitale d’Īśānavarman et de
Bhavavarman II.
Y avait-il même une scission tel que rapportée par les
Chinois? Même cela, bien que pas impossible, ne peut être confirmée. Cependant,
ce ne fut pas, ce type de division qui a toujours été avancée.
Comme il a été dit plus haut, le Chenla, dans les
sixième et septième siècles, ou même plus tôt, était situé entièrement dans les
limites du Cambodge moderne; et de fait, nous ne pouvons pas écarter l’hypothèse
que les deux parties dans lesquelles le Chenla se serait scindé aurait
également été dans la même zone. Apparemment, avec l’établissement de
Jayavarman II à Angkor, les Chinois s’arrêtèrent rapidement de se référer à un
Chenla de la « Terre » et un Chenla de l’« eau », revenant au terme simple de «
Chenla », ce qui implique que pour eux les deux parties étaient réunifiées.[4]
Par ailleurs, la réunification du Chenla débutée à
l’époque de Jayavarman II, si cette hypothèse est maintenue, était un mouvement
venant du sud-est Cambodge réalisant la domination sur le nord du Cambodge.
Rien dans les recueils du corpus épigraphique local n’indique un engagement de
la région trans-Dangrek, et il y a peu de trace de toute implication de cette
région dans les affaires Angkorienne jusqu'au règne de Suryavarman I
(1002-1050), ni de sa participation active jusqu'à l’époque de Jayavarman VI à
la fin du 11ème siècle. Ce raisonnement implique que le « Chenla de Terre»
avait toujours été dans la partie nord de ce qui est maintenant le Cambodge.
(Références bibliographiques utilisées par Vickery dans article suivant)
[1] Dans son "Cours Année
1986-1987" (Jacques, 1987: 32-3), Jacques a souligné que l’inscription
K121 datée 716-7, qui avait été interprétée comme datant roi Pus.kara-ks.a, ne
se réfère pas du tout à un roi, et il suggère que
Roi
Pus.kara-ks.a, qui a déclaré dans l’inscription K95 avoir été l'oncle maternel
de l'oncle maternel de la mère de Jayavarman II, doit avoir vécu dans la
seconde moitié du 7ème siècle, l'époque de Jayavarman I. En ce qui concerne une
invasion indonésienne voir Vickery 1998, pp. 386 et suiv.
[2]
Tous les historiens ne sont pas d'
accord sur l'interprétation du titre en question, kanhen / kañhen/kanhyan
, mais j’ai présenté les éléments de preuve (Vickery 1992) qui doivent être traduis
au moins comme « princesse », et au VIIe siècle probablement comme reine.
[3] L'identification de Jayavarman Ibis
comme Jayavarman II a été faite par Claude Jacques dans « La Carrière de
Jayavarman II » (Jacques, 1972). L'explication présentée ici de la relation de Jayavarman
avec la lignée de Ś'ambhupura correspond davantage aux inscriptions que la
remarque de Jacques dans "La Carrière de Jayavarman II", p. 218,
770-780, où Jayavarman prenait en charge Śambhupura, mais laissait en place une
dynastie locale rivale qui refusait fermement de reconnaître son élévation au titre
de roi suprême en 802. Un peu plus tôt (Vickery, 1986, 104) J'émis l'hypothèse
que la princesse en question aurait pu être la femme d'un roi
Jayendrādhipativarman, soi-disant oncle maternel de Jayavarman II, mais puisque
cette dernière revendiquait la royauté pour son royaume, une hypothèse plus
probable est qu'il était son époux. Jayendra[valla]bhā est une construction
hypothétique de Coedès.
[4] Bien qu'il n'y ait pas de
déclaration claire à ce sujet dans la littérature, Coedès (1964: 191, n 4,
1968:.. 306, n 35), dit que la Nouvelle
histoire des T’ang « attribue encore une ambassade du «Chenla de l’Eau» en
813. OW Wolters, « Le Cambodge du Nord-ouest au septième siècle », p. 357, dit
« Le Chenla de l’Eau» [mais aucune mention du « Zhenla de la Terre»?] apparait
à nouveau dans un recueil chinois de 838, mais, pp. 378-382, soutient de façon
convaincante que les Chinois comprenait mal l’organisation politique du
Cambodge, et que les termes de «Chenla de la Terre» et «Chenla de l’Eau»
étaient des divisions géographiques, et non politiques, tous deux,
implicitement à l’intérieur du Cambodge, au sud de la chaine des Dangrek.