2ème partie
En fait,
l'idée du Chenla conquérant le Founan est entièrement basée sur les remarques
chinoises selon lesquelles "ses ancêtres [de Citrasena] avaient
progressivement accru la puissance du pays [Chenla] "et Citrasena conquis le
Founan, le remplaçant par le Chenla (Ma Touan-lin, 1876: 477). Une chronique chinoise
plus tardive ajoute ensuite que la capitale du Founan se déplaça de T'e-mu à
Na-Fou-Na, identifiée par Coedès comme respectivement Ba Phnom et Angkor Borei (Coedès, 1964: 126,
1968: 65).
L'enjolivement
du scénario par Coedès est confus. Śrutavarman et Sreharman du Chenla
"rompirent les liens du tribut" avec le Founan et " accrurent progressivement
la puissance de leur pays". Pourtant lorsque Bhavavarman débuta la
conquête du Founan, toujours selon Coedès, il était lui-même Founanais
[NDLR : petit-fils du roi du Founan], marié à une princesse du Chenla
(Coedès, 1964: 126-7, 1968, 66). Cette dernière affirmation a été contredite
par Jacques; et une autre complication porte sur la résidence de Bhavavarman,
Bhavapura, qui était au Nord-Est du Tonlé Sap dans la province actuelle de
Kompong Thom, alors que "dans la seconde moitié du sixième siècle,
Bhavavarman et ... Citrasena attaquaient le Founan [implicitement depuis la région
de Vat Phu] et, à en juger par leurs
inscriptions, ont poussé leur conquête au moins jusqu'à Kratie sur le Mékong, vers
Buriram entre Mun et Dangrèk et vers Mongkolborei ", tous situés au nord
de Bhavapura, qui étaient déjà implicitement le siège de Bhavavarman (Coedès,
1964: 130, 1968: 67-8). Bien que cette activité militaire présumée fût loin
dans le nord, les Founanais ont été contraints de transférer leur capital de Ba
Phnom à Angkor Borei.
Une telle
histoire est incohérente et découle de la tentative de Coedès de corréler des données
incompatibles dans un schéma unifié préconçu. Rien dans les archives épigraphiques
n’autorise de telles interprétations; et les inscriptions qui,
rétrospectivement, couvrent la soi-disante transition du Founan vers le Chenla,
n’indiquent nullement une rupture politique.
Il n'existe seulement
que deux textes, mais l'un d'entre eux est le plus important recueil politique
du Cambodge pré-Angkorien, K53 de Ba Phnom, datée 667 après J.-C.[1]
Il énumère quatre générations d’une famille
qui a fourni des ministres à 5 rois : Rudravarman, Bhavavarman [I],
Mahendravarman [Citrasena], Īśānavarman, et Jayavarman [I], dont le premier et
le troisième figurent dans les chroniques chinoises comme étant respectivement
le dernier roi du Founan et the premier conquérant venu du Chenla (Coedès ,
1928 : 129-30).
Cette
inscription cambodgienne du 7ème siècle n’indique cependant aucune
discontinuité politique, ni dans la succession royale ni dans la situation
familiale des fonctionnaires à l’origine de l’inscription.
Quelques
années plus tard, une autre inscription K44, en 674 après J.-C., commémorant
une fondation dans la province de Kampot sous le patronage de Jayavarman I, se réfère à une
fondation antérieure, au temps du roi (vrah kamratān añ śrī) Raudravarma, probablement
Rudravarman du Founan, et encore une fois il n'y a aucune allusion à une
discontinuité politique.[2]
Un point important de la reconstitution
de l’histoire du Founan et du Chenla par Coedès étaient les inscriptions qui
mentionnent Śrutavarman et son fils Śresthavarman. La première est l'inscription
K958, datant de 947 apr. J.-C, de Rājendravarman qui est aussi son premier
recueil généalogique. Il retrace sa lignée depuis Śrutavarman, fils du Rishi
Kambu [NDLR : l’ancêtre de la nation
khmer] et premier roi des kambujas [ kambuja = 'né de Kambu'], un nom désignant
les khmers qui fait également sa première apparition ici en épigraphie khmère.[3]
Dans cette
famille, poursuit l'inscription, il y avait Indravarman, Yaśovarman, Jayavarman
[IV], et bien sûr Rājendravarman lui-même. L’important pour la question qui
nous intéresse ici est qu'il n'y a aucune mention de Śresthavarman, bien que
Śresthapura, pas du tout associé à Śrutavarman, soit nommé dans la section de
l'inscription consacrée au culte contemporain et aux questions administratives.[4]
Ainsi, un lieu nommé Śresthapura existait au Xème siècle, mais la généalogie
royale de l'époque a ignoré son fondateur éponyme.
Śrutavarman
réapparaît un an plus tard (948 apr. J.-C.) dans l’inscription du Baksei de Chamkrong, K286, comme «origine» de la
ligne Kambu, mais de nouveau Śresthavarman est absent, de même que tout autre lien avec
Rājendravarman et ses prédécesseurs immédiats, dont l'ascendance est retracée, via
Rudravarman, jusqu’à un autre couple mythique, Kaundinya et Somā.[5]
La lignée de
Sūryavarman I a également été remontée jusqu’à Śrutavarman dans une référence à
un archiviste qui conserva les enregistrements de "la kamvuvanśa
" et "les rois de vrah pāda Śrutavarmadeva à ... vrah pāda
kamraten kamtvan añ śrī Sūryavarmadeva,
appartenant à la lignée de rah pāda kamraten añ śrī Indravarmadeva qui
remonte jusqu’ à Īśvaraloka ... "(Coedès, 1954: 261,266), mais il y a
aucune mention de Śresthavarman ou de Śresthapura.[6]
Śresthavarman
n'apparaît pas dans l'épigraphie cambodgienne avant le règne de Jayavarman VII,
six cents ans après sa supposée existence, et lorsqu’il y figure, il porte les
marques d'une figure mythique éponyme.[7]
Les apparitions de Śrutavarman's dans les récits semblent également suspectes,
et il ne peut certainement pas avoir été le fils du mythique Rishi Kambu. Il pourrait,
en principe, avoir été le roi des Kambujas, mais rien dans les textes dans
lesquels il figure, ne permet de l'associer à la région de Vat Phu ou à une conquête
du Founan par le Chenla. Comme Claude Jacques a écrit, les rois Śrutavarman et
Śresthavarman « nous apparaissent aussi comme des figures de légende»
(Jacques, 1986b: 73).
En analysant
ces différents éléments de preuve, il est essentiel de garder à l'esprit que
les documents préangkoriens contemporains ou proche de cette période ignorent
Śrutavarman, Śresthavarman et les Kambujas, tandis que les inscriptions
d'Angkor qui prétendent traiter la période préangkorienne témoignent d’un
manque de connaissance totale des véritables dirigeants d'Angkor : Citrasena-Mahendravarman,
Īśānavarman, Jayavarman I, ou Jayadevī. Des authentiques rois antiques connus
de l'épigraphie du 6ème au 7ème siècle, seuls Rudravarman et Bhavavarman
semblent avoir été commémorés à Angkor, mais il n’y a aucune certitude qu’ils aient
été affectés à leurs véritables lieux.[8]
Les références à la véritable ville ou province de Śresthapura ne permettent
pas de résoudre le problème de la localisation du Chenla.
Reconnaitre
toutes les preuves comme un fait littéral conduit à des incohérences telles que
celle de Coedès « ils [Śrutavarman et Śresthavarman] se sentirent assez forts, dans
la seconde moitié du sixième siècle, pour s’attaquer à l'empire du Sud [Founan].
Le roi du Chenla était alors Bhavavarman, petit-fils du monarque universel,
c’est-à-dire du roi du Founan." (p.128) et une page plus loin (p.
130) pour cette même période : « Dans la seconde moitié du sixième siècle,
Bhavavarman et son cousin Citrasena attaquèrent le Founan…" (Coedès, 1964:
127-30, 1968: 66-8).
La «conquête
du Founan par le Chenla» est ainsi basée sur de bien maigres sources. En effet,
des recherches menées sous un angle économique sur les recueils chinois des
premières relations avec l’Asie du Sud-Est ont révélé qu’à partir du 6ème
siècle le Founan était dans une situation de déclin économique irréversible, et
donc politique, et qu’il n’y eu point besoin de recourir à une théorie de conquête
pour expliquer sa disparition (Wang, 1958, Wolters, 1965: 152-3, 157-8, 236,
Vickery, "Founan"). Le Founan n'était certainement plus une destination
convoitée par une prétendue "poussée vers le Sud" dont on aurait "déjà
vu le caractère latent et la constante menace" (Coedès, 1964: 30, 130,
1968 : 10, 68), une sorte de théorie des dominos de l'histoire ancienne, chère
à des historiens de la génération précédente.
Dans les
années 1970, Claude Jacques commença à s’éloigner prudemment du cadre
historiographique établi. Dans une discussion sur "La réalité cachée par
ces points de vues chinois sur l'Indochine", il mentionne : "certaines
erreurs historiques très basiques ont été faites" parce que "l'histoire
préangkorienne du Cambodge a été ... reconstruite en s’appuyant nettement plus
sur les données chinoises que sur celles des inscriptions [cambodgiennes]",
et bien que de nouvelles inscriptions aient été découvertes, "ils ont
préféré ajuster les faits nouvellement découverts au schéma initial plutôt que
de remettre en cause les rapports chinois." Ce parti pris a été renforcé
par l'intérêt prédominant "à cette
époque" dans "l'histoire des événements" auxquels les inscriptions
khmères apportent peu de détails (Jacques, 1979: 369).
(suite partie 3)
[1] Pour les besoins de cet article, il
a semblé suffisant d'ajouter les conventionnels 78 ans aux dates du calendrier śaka,
sans se préoccuper si elles concordent ou non aux premiers mois de l'année
chrétienne, équivalent à śaka + 79.
[2]
Peut-être que K1036 peut être
considéré comme un autre élément de preuve, car il relate les positions occupées
par plusieurs membres d'une même famille au cours du 7ième siècle depuis le
règne de Rudravarman, jusqu’à Jayavarman II et plus loin Sūryavarman II. Cette
lignée témoigne au moins pour elle d’une tradition de continuité politique
Founan-Chenla, même si la date tardive de l'inscription pourrait pour certains diminuer
la valeur de cette chronique pour cette période des VIe-VIIe siècles. Je
souhaite remercier Claude Jacques pour sa transcription du K1036.
[3] Cette dénomination a été trouvée
précédemment dans l'épigraphie Cham, dans l'inscription de la "Tour de gauche
de Po Nagar", datée de 817 après J.-C, publié par Abel Bergaigne, Inscriptions sanscrites de Campa-,
numéro XXVIII (408, C, 2), pp. 268-270.
[4] S'rutavarman est mentionné dans le verset II,
S'resthapura au verset XVII
[5] Le nombre de générations impliquées suggère que ce
n'était pas le Rudravarman du Founan.
[6] C’est au K380
parmi les "Inscriptions de Práh Vihar". Ma traduction vient du Khmer,
p. 261. La version française se trouve p. 266.
[7] Voir les inscriptions K273, K287, K288, K547, K597 et
K903.
[8] Dans son "Cours Année 1985-1986" (Jacques
1986a), p. 24, Claude Jacques propose qu'un Jayavarman, nommé
dans le K989 du 11ème siècle (IC VII, pp. 175, 182, verset
XXXI), était Jayavarman I, pas comme le pensait Coedès, Jayavarman V. Plus
probablement, il fait référence à Jayavarman II, comme Jacques l'avait déjà
indiqué dans « La carrière de Jayavarman II», pp. 216-7.