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samedi 18 août 2018

«Que fût et où était le Chenla?» (Vickery 1994) partie 1 (traduction libre)


1ère partie
Recherches nouvelles sur le Cambodge.
Publié sous la direction de F. Bizot. École française d'Extrême-Orient, Paris, 1994, pp. 197-212.
[La recherche dont ce document fait partie a bénéficié d’une subvention  du Social Science Research Council, New York.]
(traduction libre par l'auteur de ce blog de la version originale en anglais agrémentée d'une illustration cartographique des lieux évoqués

Tous les étudiants de l'histoire primitive du Cambodge doivent être étonnés des thèses contradictoires sur le Chenla. Dans cette étude, mon objectif est de réexaminer les témoignages et d’y présenter une nouvelle conclusion quant à l'identité et la localisation de cet État.
Il a toujours été traditionnellement convenu que le centre du Chenla se situait dans la région de Champassak (ndlr : Bassac), dans le Sud du Laos actuel, voire plus au nord et il a même été dit que "des inscriptions nous enseignent que, dans la seconde moitié du VIe siècle en  tout cas, il occupait la vallée de la Se Moun et une partie difficile à apprécier du Cambodge septentrional, ou y avait au moins poussé des incursions" (Claude Jacques, « Le pays Khmer avant Angkor », p. 61 - 1986). 

carte avec implantation des sites anciens - voyage au Cambodge - Louis Delaporte

Les inscriptions auxquelles il est fait référence, sont celles concernant les chefs de principauté du massif des Dangrek, Vīravarman, Bhavavarman, et Mahendravarman. Mais elles ne font en réalité aucunement référence au Chenla lui-même mais y sont intégrés dans l’hypothèse de son existence qui se fonde sur d’autres études. Ils ne sont nullement en eux-mêmes une preuve de l’existence du Chenla dans cette région.[1]

Comme Coedès l'a écrit dans sa synthèse sur l’influence indienne en Asie du Sud-Est, "…on peut localiser le centre de cet État [Chenla] sur le moyen Mékong, dans la région de Bassac ... En effet, l'Histoire des Souei, qui donne des renseignements antérieurs à 589, donc avant la conquête totale du Founan [par le Chenla] ... dit : « Près de la capitale [du Chenla] est une montagne nommée Ling-kia-po-p'o, au sommet de laquelle s’élève un temple ... consacré à l’esprit nommé P'o-to-li » " (Coedès, Les États hindouisés d’Indochine et d’Indonésie, 1964: p.126, version anglaise, 1968 p.65-6), que les analystes modernes ont identifié comme le Lingaparvata du sud du Laos où se situe la montagne de Vat Phu, ainsi qu’un sanctuaire à Bhadreśvara (nom du Dieu vénéré à Vat Phu)[2]
Par ailleurs, les indications chinoises sur le Chenla le place au Sud-Ouest du Lin-i (ndlr : Champa) et au Nord ou Nord-Est du Founan.


Rien ne permet, cependant, de relier les précédentes observations chinoises à cette montagne en particulier. Comme Coedès l’a écrit dans un autre contexte, "... ce nom [Lingaparvata] désignait, entre autres [sic], la montagne de Vat Ph’u "(Coedès, Inscriptions du Cambodge t.VI, 1954: p.286, n.9), et Bhadreśvara était une divinité assez courante au cours dans le Cambodge de l’ère préangkorienne[3]. De sorte que, virtuellement, toute montagne du centre ou du nord du Cambodge a pu être le Lingaparvata dont les Chinois avaient entendu parler, ainsi rien ne permet pas d’affirmer que le Chenla puisse se situer au-delà des frontières de l’actuel Cambodge. La seule certitude est d’être située à l’intérieur des frontières du Founan. L'importance de ce fait apparaîtra ci-dessous.

Sur le Chenla et sa succession au Founan, Coedès intègre les données chinoises et échafaude, à partir des inscriptions très laconiques des chefs de principauté du massif des Dangrek, une impressionnante reconstitution de la conquête du Founan par le Chenla. Il  présume que Sārvabhauma, mentionné comme étant le grand-père, ou aïeul des rois dans les inscriptions, était l’empereur du Founan, l'identifiant même à Rudravarman,  le dernier roi du Founan évoqué dans les registres chinois. Cette hypothèse, telle que  présentée par Coedès, n'est pas totalement convaincante, compte tenu de la distance entre le Founan, avec les inscriptions de Jayavarman-Rudravarman au sud du Cambodge et au Vietnam, et les inscriptions de Bhavavarman-Citrasena au nord; et il est possible qu’elle se base sur une vue exagérée de l'étendue du Founan (Coedès, 1964: 127-8, 1968: 66-7). Néanmoins, de nouvelles recherches, décrites ci-après, sur les inscriptions en question suggèrent que Rudravarman pourrait réellement avoir été ce roi présentée sous le nom de Sārvabauma.
Coedès, dans sa reconstitution de l’histoire du Chenla, débute également avec quelques détails issus des inscriptions du X et XIIème siècle concernant les rois Śrutavarman et Srehavarman,  ancêtres putatifs de la lignée des Kambuja, et derniers souverains supposés de Sresthapura, une cité généralement localisée près de Vat Phu dans le sud du Laos. Cela conduit Coedès à l’hypothèse que Śrutavarman et Srehavarman devaient avoir été les premiers rois de Chenla, puisque ce royaume avait été situé, dans les annales chinoises, au nord-est du Founan, et que sa montagne sacrée, telle que décrite par les Chinois, ressemblait à la montagne de Vat Phu (Coedès, 1964: 126, 1968: 65-6).
L'erreur dans l’étape suivante de cette démonstration de Coedès, un mariage hypothétique entre le Bhavavarman des inscriptions du nord, supposé un prince du Founan (ndlr : petit-fils du roi du Founan), avec une princesse du Chenla (ndlr : issue de la famille maternelle de Creshthavarman, la princesse Kambujarâjalakshmi « fortune des rois du Kambujas ») (Coedès, 1964: 128, 1968: 66-7), a été démontré par Claude Jacques. Bhavavarman, écrit-il, n'était pas "le mari d'une princesse issue de la famille maternelle de S'res.t.havarman ", (ndlr : la princesse vivait en réalité, dit Claude Jacques dans ce document, au XIIe siècle) et il n'était donc pas un Founanais "qui devint roi de Chenla via son mariage avec une princesse du pays » (Jacques: 1979, 372-3, 1986b: 64-5).
Qu'ils aient représenté ou non le Chenla, la localisation des inscriptions concernant Bhavavarman, Citrasena-Mahendravarman et leurs familles suggèrent qu'ils appartenaient à une zone située entre ce qui est maintenant le nord du Cambodge et les parties limitrophe de la Thaïlande. Même sur ce point, la thèse de Coedès ne résiste pas à l’analyse. 

Dans l’article de Coedès "Le site primitif du Chenla" (Coedès, 1918), il est dit que le centre du Chenla était près de Wat Phu et dans la vallée du Se Moun, et que Bhavavarman et Citrasena ont poussé à partir de là vers le sud, s’opposant au Founan. Puis dans "Nouvelles données sur les origines du royaume khmer" (Coedès, 1956), sur la base d'une inscription paléographique du Ve siècle près de Wat Phu, Coedès supposait que la région de Wat Phu avait été gouvernée par les Chams. Dans ce cas, le berceau des Kambujas, et le siège de Śrutavarman et Srehavarman, devrait se situer bien plus au sud, peut-être près de Kratie et les inscriptions du nord de Bhavavarman et Citrasena témoigneraient d’une poussée vers le nord, peut-être contre les Chams, concurremment à des attaques au sud vers le Founan. 

En l964, Coedès proposait encore une autre interprétation dans la dernière édition de « Les états hindouisés …». Le centre du premier Chenla y est à nouveau placé "sur le moyen Mékong dans la région de Bassac ", mais il "devait se trouver à la fin du Ve siècle sous la domination du Champa". Alors les Khmers du Chenla, d’où ils avaient été déplacés par la conquête Cham de Bassac, reconquirent "Le pays sur les Chams à la fin du cinquième siècle ou au début du sixième siècle ", époque à laquelle" Sresthapura "a pu être fondée" par Srehavarman (Coedès, 1964: 126, 1968: 65-6). Cela aurait été un déplacement du Chenla vers le nord.

(pour la suite voir partie 2)

[1] Jacques semble avoir oublié qu'aucune inscription ne se réfère au Chenla. La mention " Chef de principauté dans le massif des Dangrek" a été inspirée par la remarque de Coedès sur la stéle de Phnom Run (11ème siècle) rapportant la généalogie de Suryavarman II qu’elle raccroche à Hiranyavarman (arrière grand-père) « La stèle de Phnom Run donne à Hiranyavarman les titres de nrpa (st. II), de mahîpati (st. IV) et de janeça (st. V), mais rien ne prouve qu'il ait effectivement régné : peut-être était-il simplement le chef de quelque principauté au Nord des Danrèk, et a-t-il été promu à la dignité royale par le généalogiste de son arrière-petit-fils Sûryavarman II » (Coedès « Études cambodgiennes - Bantay Srey et dynastie de Mahidharapura 11e siècle », BEFEO 1929 p.302).
[2] Coedès 1968 est une traduction anglaise de Coedès 1964. Chaque fois qu'une traduction en anglais est publiée, je la citerai ici, mais pour les lecteurs français, j'ai indiqué la pagination des deux versions de Coedès « États hindouisés / Indianized States ».
[3] l’identification de la montagne n’est pas certaine dans cette inscription (K136). Il s’agissait probablement d’un autre Lingaparvata qui a été évoquée au K418, à partir de Phnom Svan (Nui Sam) à environ 7 km au sud-est de la localité de Chaudoc, Province de An Giang (Coedès, 1929: 305). Sauf à citer le texte d'une inscription, je ne donnerai seulement que sa référence K… (inventaire de Coedes). Des références bibliographiques pour les inscriptions numérotées K… peuvent être trouvées dans Coedès 1966, Inscriptions du Cambodge VIII.