Un mouvement d’ensemble se préparait sur Kratié, quand on apprit
le 20 juin que l’obaréach venait de traiter avec les chefs de
toutes les bandes de la rive gauche au-dessous de Chhlong qui, depuis
cinq mois, tenaient la campagne.
Si la nouvelle de la soumission, qui se répandit dans tout le
Cambodge, produisit une grosse impression sur les bandes rebelles et
semblait tuer la rébellion elle-même, elle ne produisit aucun
effet dans la région de Kratié.
Les
bandes de la rive droite, celles qui tenaient derrière Sambaur et
Kratié, celles qui occupaient Kanchhor et Chhlaung demeurèrent
l’arme au pied. C’est, on le verra plus loin, que ces bandes
n’obéissaient pas à la même impulsion et qu’elles servaient
les intérêts de Votha et non ceux du roi Norodom.
Prise de Srê-Svay, le retranchement du mékang Kêv
Le sous lieutenant Taquenne, du poste de Kompong-Cham, était envoyé
avec quarante hommes dans la région de Kratié ; le 30 juillet,
il attaquait le mékang Kêv, à Srê-Svay, dans son retranchement et
l’obligeait à s’enfuir en laissant sur le sol plusieurs morts et
quelques blessés. Sa correspondance politique fut trouvée dans la
paillote qu’il habitait. Le sergent Palas fut tué dans cette
affaire. Son corps rapporté le lendemain à Kratié y fut inhumé
avec les honneurs militaires.
Le 5 août arrivait à Kratié un détachement de 20 hommes
d’infanterie de marine et le résident les installait dans le
bâtiment de la milice.
Le 10 août, M. Rénaud, appelé à Phnom-Penh pour y faire l’intérim
de représentant du Protectorat, remettait le service à M. Bidet,
son adjoint. Le 16, M. Bidet, frappé d’une insolation, était
dirigé sur Phnom-Penh et y mourait le 21 août. Le lendemain, M.
Saintenoy, administrateur adjoint du résident de Kompong-Cham, amené
par le Coutelas, prenait provisoirement la direction de la province
de Kratié.
Le dépouillement de la correspondance trouvée chez le mékang Kèv
apprit, ce dont on se doutait bien, que toutes les bandes de la
région étaient inspirées par le prince Votha, et qu’elles
n’avaient aucune relation avec celles qui avaient fait leur
soumission et celles qui tenaient encore la campagne dans les autres
parties du royaume. On apprit aussi que si, le 25 juin, Kratié
n’avait pas été attaqué, c’est qu’un certain nombre de
Birmans sur lesquels on avait compté et qui avaient une réputation
de guerriers valeureux, n’étaient pas venus ; que le service
d’information des rebelles était bien fait, qu’ils connaissaient
très bien la marche de la colonne Taquenne et que s’ils avaient
attaquée, c’est qu’ils croyaient en état de lui résister. Les
cachets des dignitaires trouvés dans le retranchement portaient des
détails inconnus des autorités du pays : ils avaient été
imités par Votha et distribués par lui aux gens qu’il avait
nommés dans les grades qu’ils occupaient parmi les rebelles.
Réoccupation de Srey-Svay par Kèv – Le mékang Kèv –
Prestation du serment par les rebelles au prince Votha.
Le 12 septembre, M. Saintenoy déclarait qu’aucun acte de guerre ou
de grosse piraterie n’avait eu lieu depuis le commencement du mois
d’août et annonçait que Kèv avait rompu avec Votha, toujours
retiré à Romchêk, sur la frontière de Poroung, et qu’il était
revenu avec cinquante fusils réoccuper Sré-Svay, après avoir, au
préalable, enlevé les habitants de Koh-Sompthom et de Ko-Réal,
deux îles peu éloignées de Sambaur. Le résident donnait ce
renseignement sur lui : « Kèv se tenait toujours à
une certaine distance du combat, non, comme on pourrait le supposer,
en capitaine habile pour en diriger l’action, mais pour fuir le
premier en cas de danger. A l’attaque de Sambaur, il aurait
simplement indiqué à ses hommes la manière dont ils devaient
attaquer mais il n’aurait pas pris personnellement aucune part à
l’action ».
Ces renseignements étaient faux ; Kèv demeurait le lieutenant
de Votha et n’était pas l’homme que dépeignait M. Saintenoy.
C’était au contraire un rebelle actif, audacieux et d’une grande
bravoure. Il était le véritable chef des bandes dont Votha était
l’âme. On le vit bien quelques jours après quand, au commencement
d’octobre, il s’assura le concours de dix autres chefs de bandes,
également très audacieux, le Piblo et le Baava-réach Mau, pour
exécuter un plan d‘ensemble qui consistait à s’emparer de
Kratié et de Sambaur à la saison des basses eaux, et quand, à la
fin du mois, il se rendit avec les chefs de bandes à Romchêk pour y
boire l’eau du serment, dans laquelle les armes du prince rebelle
avaient été trempées.
En attendant, des émissaires en grand nombre parcouraient la rive
gauche et la rive droite, afin de recruter des partisans. Une bande
de vingt hommes paraissait à Srê-Chi, à huit heures de Kratié,
sur la route de Sambok au Ban-Don (10 octobre). Le mékang Kèv
revenait à Srè-Svay d’où l’avait chassé le lieutenant
Taquenne le 30 juillet et y construisait un véritable fort, avec
palanques et fossés ; il avait alors 200 hommes avec lui et
disait-on, 150 fusils. Le résident de Kratié proposait la création
de plusieurs petits postes militaires sur la rive droite et de deux
autres sur la rive gauche, l’un à Chhlaung, l’autre en arrière
de Sambok et de Kratié.
Création de la sous-résidence de Sambaur
A ce moment, le fort de Sambaur, admirablement construit, était
imprenable pour des indigènes et confié au lieutenant Taquenne qui
recevait le titre de sous-résident.
Activité du mékang Kèv sur la rive droite
Cependant que tout se préparait, Roka-Kong était incendié, Kèv
parcourait la province de Sting-Trang, ainsi que les parties de
Chhlaung et de Kanchhor situées sur la rive droite du fleuve,
donnait des instructions partout et retrouvait d’anciens partisans
et les entraînait de nouveau. Le résident de Kratié proposait une
action énergique sur Srè-Svay et Romchêk, afin de détruire la
bande de Kèv qui était nombreuse, bien armée, bien approvisionnée
par les réquisitions et le pillage, et qui contenait un certain
nombre de laotiens et de Birmans, marchand d’esclaves, pirates et
voleurs de bétail.
A la fin d’octobre, M. Rénaud, dont l’intérim de représentant
du protectorat était terminé, remontait à Kratié et y était
frappé d’une paralysie de tout le coté gauche (1er
novembre) qui l’obligeait à se faire reconduire à Phnom-Penh. Cet
administrateur ne devait pas se relever ; il mourut à l’hôpital
de Saïgon, en septembre 1886.