Établi
à une courbe du fleuve, au-dessous du village de Sambaur, il avait
pour défense à l’est, au nord-est et au sud-est, le fleuve ;
de tous les autres côtés, il était fort exposé.
Mais le pays était tranquille et la sécurité absolue ; les
mandarins de la province et les habitants nous étaient dévoués ;
on dormait sur les deux oreilles, lorsque le 7 janvier 1885, au soir,
le sergent Burtel, qui revenait de porter au télégraphe un
télégramme officiel que le Commandant expédiait au Résident de
Kratié, fit la rencontre du balat Méas.
Celui-ci lui dit qu’il se rendait au fort pour annoncer au
lieutenant « que les pirates s’avançaient sur Sambor et que
les habitants des villages voisins se sauvaient et ne savaient où
aller ».
Le lieutenant Bellanger, immédiatement mis au courant
de cette nouvelle, n’ayant que cinquante hommes sous ses ordres et
ne sachant probablement pas à combien de rebelles il avait affaire,
n’osa pas aller au-devant de l’ennemi et se contenta de prendre
ses dispositions pour le recevoir s’il venait à attaquer le poste.
Huit sentinelles furent placées au nord, sept au sud et une à
l’ouest, sur le bord du fleuve.
Malheureusement, le lieutenant Bellanger ne crut pas devoir en placer
à l’Est, où se trouvaient les rizières et ne chargea personne de
surveiller la plaine et de le prévenir. On a pensé qu’il avait
l’intention de surveiller lui-même cette direction, mais rien dans
les ordres qu’il avait donnés, ne porte trace de cette décision.
La grande plaine qui s’étend entre le poste et la forêt demeurait
libre.
Quoi qu’il en soit, c’est par cette plaine qu’il fut attaqué.
Ayant pris les dispositions dont il vient d’être parlé, le
lieutenant Bellanger télégraphiait au résident de Kratié et
l’informait de l’approche de l’ennemi. Par un télégramme
qu’il recevait à huit heures du soir, M. Rénaud lui répondait :
« Exercez la plus grande surveillance et prévenez moi de ce
que vous pourrez apprendre ».
Cette dépêche ne produisit rien ; le balat Méas était
toujours au poste militaire, qu’il n’osait quitter pour rentrer
chez lui ; les habitants s’apprêtaient à fuir. On ne demanda
ni au premier ni aux autres des hommes d’aller au-devant de
l’ennemi, surveiller sa marche, surprendre ses dispositions et ses
projets. On se contenta de l’attendre, l’arme au pied.
Un
enseigne de vaisseau, M. Courloouen et un quartier-maître nommé
Morisseau, qui étaient arrivés à 3h30 du soir et avaient amené un
sampan chargé de vivres destinés à la mission du haut fleuve qu’un
ordre rappelait immédiatement à Kratié, furent cependant retenus
d’urgence par le commandant du poste qui craignait d’être
attaqué au point du jour.
Le lendemain, 8 janvier, le résident de Kratié apprenait par le
télégraphiste de Krauchmar, qui le tenait de son collègue de
Sambaur, le télégramme suivant : « Rebelles campent à
trois kilomètres de notre poste et sur le côté Nord ».
Quelques heures après, il apprenait par la même voie :
« Rebelles tirent coups de fusils ; sont plus
proches ». Et enfin ce dernier : « Rebelles
cambodgiens ont tiré coups de canon sur poste ; ils
approchent ; je quitte ».
Le poste français de Sambaur fut ainsi attaqué le 8 janvier 1885 à
5h30 du matin.
La
ligne télégraphique n’était pas interrompue, puisque l’employé
de Sambaur communiquait avec son collègue de Krauchmar par-dessus
Kratié, et pourtant M. le lieutenant Bellanger n’adressait aucun
télégramme au résident de Kratié. Celui-ci ne savait ce qui se
passait à Sambaur que par un agent très éloigné du lieu de la
lutte. On s’en étonnait, non seulement à Kratié, mais à
Phnom-Penh et à Saïgon, où le télégraphiste de Krauchmar avait
fait passer les trois télégrammes que je viens de transcrire. On ne
savait à quoi s’en tenir et quels évènements s’accomplissaient
à Sambaur, lorsque le 8 janvier, vers trois heures du soir le
télégraphiste de Sambaur arriva à la Résidence de Kratié ;
il ramenait dans son bateau le quartier-maitre Morisseau,
mortellement blessé, et deux tirailleurs annamites également
blessés, l’un à la jambe et l’autre à la main. Il raconta que
le poste avait été attaqué par de nombreux Cambodgiens armés,
qu’ils avaient mis le feu aux maisons voisines et brûlé le
télégraphe ; il ajoutait que le commandant du poste avait fait
une sortie avec six hommes et n’avait pas reparu, que l’enseigne
de vaisseau avait pris le commandement du poste et s’y défendait
énergiquement.
En communiquant ces tristes nouvelles à Saïgon et à Phnom-Penh, le
résident de Kratié, ne sachant combien d’hommes avaient attaqué
le poste de Sambaur et quels étaient les projets de cette bande,
terminait en disant : « Il est à craindre que la bande se
divise et descende ici. Je prends dispositions avec capitaine du
Coutelas pour défense (télégramme du 8 janvier , 3heures du soir).
Quelques minutes après le départ de cette dépêche, M. de Fésigny,
commandant de la Sagaie, remettait au résident une lettre de
M. Couloouen, qu’un tirailleur venant de Sambaur lui avait remise
sur le fleuve. Cette lettre, datée du 8 janvier et de 8 heures du
matin, disait textuellement : « Le combat avec les
pirates et les Chinois a commencé ce matin, à 5h30 ; les
ennemis sont très nombreux, le lieutenant Bellanger a disparu ;
je ne peux donner encore le nombre des tués et des blessés. Je
garde la position ; la caserne est intacte. L’ennemi a mis le
feu pour contourner nos positions. Impossible de sortir de la
caserne. Si à 3 heures je n’ai pas de renfort, je mets le feu dans
la caserne et je pars avec tirailleurs pour Kratié, car je crois
qu’ils auraient l’intention de mettre le feu cette nuit si nous
ne le mettons avant, et je crois que j’aurais peu de chance de
sauver mon monde, car nous ne pouvons charger à cause de l’incendie
qui nous entoure ». et en post-scriptum : « Télégraphe
incendié. J’ai une jonque pour tirailleurs et il faudra m’envoyer
aux rapides quelques petits sampans pour faire le transbordement ».
Cette avait été écrite pour le télégraphe et, celui-ci ayant été
incendié, un tirailleur annamite avait été chargé de la porter à
Kratié. De là le style lapidaire du commencement et le
post-scriptum.
Le
résident de Kratié ayant télégraphié à Saïgon et à Phnom-Penh
cette lettre, in extenso, donna l’ordre au commandant de Fésigny
de monter aux rapides de Sambok avec la Sagaie et de
recueillir les tirailleurs et leur commandant improvisé. On ne
pouvait, en effet, douter que le poste de Sambaur eût été détruit
et abandonné.
La Sagaie parti immédiatement et, à 3 heures du soir, tout
le monde était à Kratié. C’est alors qu’on apprit seulement ce
qui s’était passé à Sambaur.
Tout à coup, vers 5h30, un coup de feu qu’on reconnaît être
celui d’une sentinelle, retentit. Les hommes s’armèrent et
bientôt après les sentinelles qui s’étaient repliées sur le
poste, prenaient au milieu d’eux leur position de combat.
Le lieutenant Bellanger prend avec lui le quartier maitre Morisseau, cinq hommes et sort de l’enceinte du fort, à l’Est, dans l’intention de faire une reconnaissance. Malheureusement, derrière les sentinelles qui avaient fui, les rebelles s’étaient avancés rapidement et le lieutenant qui l’ignorait, tomba au milieu de la bande qui se jeta sur lui. Le quartier Morisseau mortellement blessé et les cinq tirailleurs purent regagner le fort, mais le lieutenant, qu’ils avaient abandonné quand ils l’avaient vu tomber, ne reparut pas.
C’est alors que, subitement, le feu mis dans tout le village vint
jeter le trouble dans la petite troupe ; le télégraphe
flambait près du fort où l’employé venait de se réfugier.
Conformément aux ordres qu’ils avaient reçus du lieutenant
Bellanger, l’enseigne de vaisseau prit le commandement des 25
hommes qui restaient et se mit en devoir de résister.
La bande rebelle comptait au plus cent hommes, mais on la croyait
plus forte et même après le combat M. de Courloouen l’évaluait à
quatre cents combattants. Cependant, ces hommes étaient loin d’être
tous armés de fusil et aucun ne possédait une arme à tir rapide ;
ils n’avaient point de canons, ainsi que la frayeur l’avait fait
croire au télégraphiste et s’avançaient lentement, grisés par
leur premier succès, tenant la berge du fleuve, en amont et en aval
du village et cernant le fort.
Le commandant chargea alors, vers 6h30, les femmes et les blessés
sur quelques sampans et les envoya sur la rive droite du fleuve, avec
deux tirailleurs armés chargés de ramener les embarcations après
avoir mis tout le monde en sûreté.
À 8 heures, la fusillade ayant cessé entièrement, bien que les
cris des rebelles établis dans le village continuassent d’arriver
jusqu’au fort, l’enseigne fit partir pour Kratié un tirailleur
armé, porteur de la lettre dont j’ai donné le texte plus haut,
puis il se mit en devoir d’évacuer le poste.
À 8h30, une jonque était déjà chargée, lorsque l’ennemi se rapprochant du poste, l’attaqua de nouveau. Mais ce retour des rebelles ne devait pas empêcher l’embarquement des hommes.
À 8h30, une jonque était déjà chargée, lorsque l’ennemi se rapprochant du poste, l’attaqua de nouveau. Mais ce retour des rebelles ne devait pas empêcher l’embarquement des hommes.
Le poste fut alors incendié par ordre du commandant et de la jonque
poussée au large prit la direction de Kratié. M. Courloouen la
suivait de près dans un sampan ; quelques coups de fusil tirés
par les rebelles mais sans résultat.
Près de Koh-Som-Thom (grande ile Som), trois sampans amarrés à la
rive furent saisis ; ils reçurent une bonne partie des hommes
que portait la jonque et celle-ci, étant plus allégée, eut moins
de chance de toucher les nombreuses roches à fleur d’eau qui
rendent assez dangereuse cette partie du fleuve.

Ce combat coûta dix morts aux rebelles, dont un Birman et sept blessés furent rapportés à Thnot-Chrum.
Les suites immédiates.
P
ris
de peur, craignant un retour offensif des Français, ayant tout brûlé
dans le village, les rebelles avaient repris avec quelques
précipitations la route du nord. Les sept prisonniers qu’ils
avaient faits furent oubliés par eux et les deux élèves de M.
Aymonier purent prendre la route de Kratié. Parvenus au prek-Kampi,
ces jeunes gens aperçurent un bateau qui descendait le fleuve ;
ils appelèrent et les gens qui le montaient leur dirent qu’ils
fuyaient à Kratié, les reçurent à bord et les conduisirent à la
résidence.

Pendant ce temps, deux Chinois de Sambaur trouvaient le corps du lieutenant Bellanger dans une rivière, derrière le fort et l’enterraient pieusement. Le quartier-maitre Morisseau mourait le 9 janvier à bord du Coutelas, où il avait été transporté, et le lendemain le tirailleur blessé était amputé d’un bras par le docteur venu de Phnom-Penh sur l’Escopette.

