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samedi 19 janvier 2019

1885 - L'insurrection régions de Kompong-Svay, Tbaung-Khmum, Kratié, Sambor partie 6 : Attaque du poste de Sambor le 8 janvier


Établi à une courbe du fleuve, au-dessous du village de Sambaur, il avait pour défense à l’est, au nord-est et au sud-est, le fleuve ; de tous les autres côtés, il était fort exposé.
Mais le pays était tranquille et la sécurité absolue ; les mandarins de la province et les habitants nous étaient dévoués ; on dormait sur les deux oreilles, lorsque le 7 janvier 1885, au soir, le sergent Burtel, qui revenait de porter au télégraphe un télégramme officiel que le Commandant expédiait au Résident de Kratié, fit la rencontre du balat Méas.
Celui-ci lui dit qu’il se rendait au fort pour annoncer au lieutenant « que les pirates s’avançaient sur Sambor et que les habitants des villages voisins se sauvaient et ne savaient où aller ».



Le lieutenant Bellanger, immédiatement mis au courant de cette nouvelle, n’ayant que cinquante hommes sous ses ordres et ne sachant probablement pas à combien de rebelles il avait affaire, n’osa pas aller au-devant de l’ennemi et se contenta de prendre ses dispositions pour le recevoir s’il venait à attaquer le poste. Huit sentinelles furent placées au nord, sept au sud et une à l’ouest, sur le bord du fleuve.
Malheureusement, le lieutenant Bellanger ne crut pas devoir en placer à l’Est, où se trouvaient les rizières et ne chargea personne de surveiller la plaine et de le prévenir. On a pensé qu’il avait l’intention de surveiller lui-même cette direction, mais rien dans les ordres qu’il avait donnés, ne porte trace de cette décision. La grande plaine qui s’étend entre le poste et la forêt demeurait libre.
Quoi qu’il en soit, c’est par cette plaine qu’il fut attaqué.
Ayant pris les dispositions dont il vient d’être parlé, le lieutenant Bellanger télégraphiait au résident de Kratié et l’informait de l’approche de l’ennemi. Par un télégramme qu’il recevait à huit heures du soir, M. Rénaud lui répondait : « Exercez la plus grande surveillance et prévenez moi de ce que vous pourrez apprendre ».
Cette dépêche ne produisit rien ; le balat Méas était toujours au poste militaire, qu’il n’osait quitter pour rentrer chez lui ; les habitants s’apprêtaient à fuir. On ne demanda ni au premier ni aux autres des hommes d’aller au-devant de l’ennemi, surveiller sa marche, surprendre ses dispositions et ses projets. On se contenta de l’attendre, l’arme au pied.
Un enseigne de vaisseau, M. Courloouen et un quartier-maître nommé Morisseau, qui étaient arrivés à 3h30 du soir et avaient amené un sampan chargé de vivres destinés à la mission du haut fleuve qu’un ordre rappelait immédiatement à Kratié, furent cependant retenus d’urgence par le commandant du poste qui craignait d’être attaqué au point du jour.
Le lendemain, 8 janvier, le résident de Kratié apprenait par le télégraphiste de Krauchmar, qui le tenait de son collègue de Sambaur, le télégramme suivant : « Rebelles campent à trois kilomètres de notre poste et sur le côté Nord ».
Quelques heures après, il apprenait par la même voie : « Rebelles tirent coups de fusils ; sont plus proches ». Et enfin ce dernier : « Rebelles cambodgiens ont tiré coups de canon sur poste ; ils approchent ; je quitte ».
Le poste français de Sambaur fut ainsi attaqué le 8 janvier 1885 à 5h30 du matin.


La ligne télégraphique n’était pas interrompue, puisque l’employé de Sambaur communiquait avec son collègue de Krauchmar par-dessus Kratié, et pourtant M. le lieutenant Bellanger n’adressait aucun télégramme au résident de Kratié. Celui-ci ne savait ce qui se passait à Sambaur que par un agent très éloigné du lieu de la lutte. On s’en étonnait, non seulement à Kratié, mais à Phnom-Penh et à Saïgon, où le télégraphiste de Krauchmar avait fait passer les trois télégrammes que je viens de transcrire. On ne savait à quoi s’en tenir et quels évènements s’accomplissaient à Sambaur, lorsque le 8 janvier, vers trois heures du soir le télégraphiste de Sambaur arriva à la Résidence de Kratié ; il ramenait dans son bateau le quartier-maitre Morisseau, mortellement blessé, et deux tirailleurs annamites également blessés, l’un à la jambe et l’autre à la main. Il raconta que le poste avait été attaqué par de nombreux Cambodgiens armés, qu’ils avaient mis le feu aux maisons voisines et brûlé le télégraphe ; il ajoutait que le commandant du poste avait fait une sortie avec six hommes et n’avait pas reparu, que l’enseigne de vaisseau avait pris le commandement du poste et s’y défendait énergiquement.
En communiquant ces tristes nouvelles à Saïgon et à Phnom-Penh, le résident de Kratié, ne sachant combien d’hommes avaient attaqué le poste de Sambaur et quels étaient les projets de cette bande, terminait en disant : « Il est à craindre que la bande se divise et descende ici. Je prends dispositions avec capitaine du Coutelas pour défense (télégramme du 8 janvier , 3heures du soir). Quelques minutes après le départ de cette dépêche, M. de Fésigny, commandant de la Sagaie, remettait au résident une lettre de M. Couloouen, qu’un tirailleur venant de Sambaur lui avait remise sur le fleuve. Cette lettre, datée du 8 janvier et de 8 heures du matin, disait textuellement : «  Le combat avec les pirates et les Chinois a commencé ce matin, à 5h30 ; les ennemis sont très nombreux, le lieutenant Bellanger a disparu ; je ne peux donner encore le nombre des tués et des blessés. Je garde la position ; la caserne est intacte. L’ennemi a mis le feu pour contourner nos positions. Impossible de sortir de la caserne. Si à 3 heures je n’ai pas de renfort, je mets le feu dans la caserne et je pars avec tirailleurs pour Kratié, car je crois qu’ils auraient l’intention de mettre le feu cette nuit si nous ne le mettons avant, et je crois que j’aurais peu de chance de sauver mon monde, car nous ne pouvons charger à cause de l’incendie qui nous entoure ». et en post-scriptum : « Télégraphe incendié. J’ai une jonque pour tirailleurs et il faudra m’envoyer aux rapides quelques petits sampans pour faire le transbordement ».
Cette avait été écrite pour le télégraphe et, celui-ci ayant été incendié, un tirailleur annamite avait été chargé de la porter à Kratié. De là le style lapidaire du commencement et le post-scriptum.
Le résident de Kratié ayant télégraphié à Saïgon et à Phnom-Penh cette lettre, in extenso, donna l’ordre au commandant de Fésigny de monter aux rapides de Sambok avec la Sagaie et de recueillir les tirailleurs et leur commandant improvisé. On ne pouvait, en effet, douter que le poste de Sambaur eût été détruit et abandonné.
La Sagaie parti immédiatement et, à 3 heures du soir, tout le monde était à Kratié. C’est alors qu’on apprit seulement ce qui s’était passé à Sambaur.
La nuit du 7 au 8 janvier s’était écoulée sans aucun incident ; les sentinelles, placées environ à 50 mètres avec la consigne de se replier sur le poste au premier appel et si l’ennemi s’approchait, n’avait rien remarqué ; le commandant du poste, le lieutenant Bellanger, l’enseigne de vaisseau Courloouen et le quartier maitre Morisseau après avoir placé les sentinelles et fait une tournée, étaient rentrés au fort à minuit sans avoir rien observé. Une ronde, que le commandant fit à 4h30 du matin, ne relevait encore rien de particulier.
Tout à coup, vers 5h30, un coup de feu qu’on reconnaît être celui d’une sentinelle, retentit. Les hommes s’armèrent et bientôt après les sentinelles qui s’étaient repliées sur le poste, prenaient au milieu d’eux leur position de combat.

Le lieutenant Bellanger prend avec lui le quartier maitre Morisseau, cinq hommes et sort de l’enceinte du fort, à l’Est, dans l’intention de faire une reconnaissance. Malheureusement, derrière les sentinelles qui avaient fui, les rebelles s’étaient avancés rapidement et le lieutenant qui l’ignorait, tomba au milieu de la bande qui se jeta sur lui. Le quartier Morisseau mortellement blessé et les cinq tirailleurs purent regagner le fort, mais le lieutenant, qu’ils avaient abandonné quand ils l’avaient vu tomber, ne reparut pas.
C’est alors que, subitement, le feu mis dans tout le village vint jeter le trouble dans la petite troupe ; le télégraphe flambait près du fort où l’employé venait de se réfugier. Conformément aux ordres qu’ils avaient reçus du lieutenant Bellanger, l’enseigne de vaisseau prit le commandement des 25 hommes qui restaient et se mit en devoir de résister.
La bande rebelle comptait au plus cent hommes, mais on la croyait plus forte et même après le combat M. de Courloouen l’évaluait à quatre cents combattants. Cependant, ces hommes étaient loin d’être tous armés de fusil et aucun ne possédait une arme à tir rapide ; ils n’avaient point de canons, ainsi que la frayeur l’avait fait croire au télégraphiste et s’avançaient lentement, grisés par leur premier succès, tenant la berge du fleuve, en amont et en aval du village et cernant le fort.
Le commandant chargea alors, vers 6h30, les femmes et les blessés sur quelques sampans et les envoya sur la rive droite du fleuve, avec deux tirailleurs armés chargés de ramener les embarcations après avoir mis tout le monde en sûreté.
À 8 heures, la fusillade ayant cessé entièrement, bien que les cris des rebelles établis dans le village continuassent d’arriver jusqu’au fort, l’enseigne fit partir pour Kratié un tirailleur armé, porteur de la lettre dont j’ai donné le texte plus haut, puis il se mit en devoir d’évacuer le poste.

À 8h30, une jonque était déjà chargée, lorsque l’ennemi se rapprochant du poste, l’attaqua de nouveau. Mais ce retour des rebelles ne devait pas empêcher l’embarquement des hommes.
Le poste fut alors incendié par ordre du commandant et de la jonque poussée au large prit la direction de Kratié. M. Courloouen la suivait de près dans un sampan ; quelques coups de fusil tirés par les rebelles mais sans résultat.
Près de Koh-Som-Thom (grande ile Som), trois sampans amarrés à la rive furent saisis ; ils reçurent une bonne partie des hommes que portait la jonque et celle-ci, étant plus allégée, eut moins de chance de toucher les nombreuses roches à fleur d’eau qui rendent assez dangereuse cette partie du fleuve.
Cette affaire avait couté deux morts : le lieutenant Bellanger et le maitre de timonerie Morisseau, et cinq tirailleurs annamites blessés, dont deux grièvement.

Ce combat coûta dix morts aux rebelles, dont un Birman et sept blessés furent rapportés à Thnot-Chrum.
Les suites immédiates.
P ris de peur, craignant un retour offensif des Français, ayant tout brûlé dans le village, les rebelles avaient repris avec quelques précipitations la route du nord. Les sept prisonniers qu’ils avaient faits furent oubliés par eux et les deux élèves de M. Aymonier purent prendre la route de Kratié. Parvenus au prek-Kampi, ces jeunes gens aperçurent un bateau qui descendait le fleuve ; ils appelèrent et les gens qui le montaient leur dirent qu’ils fuyaient à Kratié, les reçurent à bord et les conduisirent à la résidence.


Pendant ce temps, deux Chinois de Sambaur trouvaient le corps du lieutenant Bellanger dans une rivière, derrière le fort et l’enterraient pieusement. Le quartier-maitre Morisseau mourait le 9 janvier à bord du Coutelas, où il avait été transporté, et le lendemain le tirailleur blessé était amputé d’un bras par le docteur venu de Phnom-Penh sur l’Escopette.