Dans
les premiers jours de l’année 1885, les autorités françaises des
postes situées sur les rives du Mékong commencèrent à s’alarmer
des indices de soulèvement armé dans la région comprise entre
Kompong Cham et Kratié. En fait, si l’on en croit un rapport daté
le 9 janvier, les préparatifs d’insurrection étaient déjà
achevés et la surprise fut complète. Les renseignements fournis le
lendemain de la première attaque indiquent que : « depuis
trois mois environ (octobre 1884) des pourparlers ont eu lieu dans
tout le haut fleuve entre les bandes de Siwotha et les habitants par
l’entremise d’émissaires, dont un, Kông, nous est connu. Il
agissait dans l’arrondissement de Thbaung Khmum, ce que voyant le
Snang Sek envoya six de ses parents dans le haut fleuve de
Sambok-Sambor et Siembauk pour avoir des renseignements. Il y a 15 ou
20 jours trois de ces individus revinrent et lui déclarèrent qu’un
soulèvement général se préparait. On devait attaquer à la fois
Sambor, notre poste extrême, Krauchmar presque sans défense et
Kompong Cham où nous n’avions encore que 17 miliciens et pas de
télégraphe ».
L
e
résident français de Kompong Cham apprend que Sambor et Krauchmar
doivent être attaqués le 8, que des troupes d’insurgés se
rassemblent dans la province de Stung Trâng, qu’une autre serait
sur la route de la future ligne de Krauchmar à Kompong Thom. Kratié
envoie un message inquiet : « On me dit que Siwotha avec
une bande pas très nombreuse mais qui pourrait se renforcer en route
descend de Kompong Svay. Suis toujours ici sur le qui vive, mais
jusqu’à ce moment tout paraît tranquille. Et vous ? ».
En réalité les postes reçoivent les nouvelles les plus
contradictoires sur les mouvements des insurgés et sur le soutien
que les mandarins apportent à ceux-ci. Ainsi un officier français
propose que le balat krom Prak « en qui il a toute
confiance » soit nommé gouverneur de Kompong Cham et, le même
jour, le résident est informé « qu’à deux heures de
cheval de PeamChikâng, à un endroit appelé Ma-Man se trouvent
depuis quelques jours deux mandarins, le chau Krom Kê et le balat
Krom Prak, que tous deux devaient avoir des lettres du
second roi ou des princes et qu’ils engageaient les populations à
se tenir tranquilles encore quelques jours, tout le Cambodge devant
se soulever d’ici peu. Kê même aurait plusieurs fusils »… !
On
arrête quelques comparses, par exemple « Dy le métis
chinois, Kông le recruteur et Um qui a facilité la tâche de
Krong » (sic). Tous les rapports français déclarent avec
quelques naïveté : « nous avons envoyé des espions
dans toutes les directions », à Thbaung Khmum, à Kompong
Svay, à Choeung Prey.
Or au retour, ces « espions »
déclarent tout bonnement qu’ils n’ont rien vu, ou encore qu’ils
ont appris la présence d’une bande d’une dizaine d’hommes. En
fait les uns et les autres s’évertuent à rassurer les Français,
lesquels entendent avec plaisir ce qu’ils souhaitaient entendre.
Dans le rapport déjà cité nous relevons deux paragraphes
particulièrement significatifs : « Quant aux autres
(suspects), le balat Srey, le balat Ma, le Chauvai Nut de Stung
Trâng, je suis certain qu’ils seraient pour quelque chose
(dans les préparatifs de l’insurrection), mais ils ont agi
comme tous les indigènes en pareil cas. Ils entendaient se mettre du
côté du plus fort, quitte à changer ensuite. L’excuse de leur
conduite est celle-ci : « Vous n’étiez pas en
force et malgré notre désir de nous mettre avec vous, nous avons
une famille et des intérêts à garder ».
« Les derniers renseignements parvenus du reste me
confirment dans cette idée : il y a en effet fort peu de
Cambodgiens parmi ces bandes. Elles sont composés de gens sans feu
ni lieu. Les indigènes malgré tout viennent à nous, les affaires
que je vois m’en sont une preuve. Ils m’ont demandé du reste
l’installation de nouveaux fonctionnaires ».
Les événements se chargeront vite de montrer ce qu’il fallait
penser de cette analyse du climat politique. Mais il serait faux de
croire que les démentis infligés par les faits puissent servir de
leçons aux autorités coloniales de quelques pays que ce soit. Les
rapports établis par les plus brillants officiers de renseignements
américains disposant de crédits fabuleux, de machines à détecter
le mensonge, de fichiers et d’ordinateurs donnent, en 1967, sur la
résistance nationale vietnamienne, des aperçus beaucoup plus
invraisemblables que ceux qu’en 1885 un malheureux capitaine
français d’infanterie coloniale isolé à Krauchmar pouvait
fournir sur le mouvement insurrectionnel cambodgien…
Le succès de cette insurrection nationale de 1885 exigeait le secret
dans ses préparatifs et, dans son exécution, la dissimulation
constante de leurs sentiments pour tous ceux, du roi au simple
paysan, qui étaient en relations avec l’adversaire. Dans toutes
les guerres populaires pour l’indépendance, la lutte politique
clandestine contre l’occupant ou l’envahisseur impose d’ailleurs
une maîtrise de soi de tous les instants à ceux qui la mènent. Or,
en ce domaine, le roi Norodom, les princes et les mandarins avaient
hérité d’une expérience quatre fois séculaire qui avait permis
au royaume de survivre aux invasions siamoises et vietnamiennes.
Qu’importaient donc les sourires et les paroles les plus aimables
puisque le cœur n’y participait point et que le seul but était de
tromper un adversaire disposant temporairement de la force.