Dans ce livre, l'auteur décrit dans le premier chapitre son enfance dans les environs de Chhlong et sa scolarité à Chambak puis Chhlong dans les années 40-50.
Fils de Paysan (extrait du chapitre 1)
Fils de Paysan (extrait du chapitre 1)
Le voyageur qui remonte en bateau le Mékong de Phnom Penh à
Kratié ne manque pas, lorsqu'il franchit les limites septentrionales de la
province de Kompong Cham, d'être attiré par la présence insolite, sur la rive
droite du fleuve, d'un mont isolé qui conserve toute sa couverture forestière.
D'après la légende, le Phnom Sopor Kalei - nom de cette colline qui culmine à
180 mètres - tire l'origine de son nom de celui d'un crocodile. Celui-ci aurait
engagé un combat à mort avec un autre crocodile, connu sous le nom de krâpoeu lok nén - le crocodile
du bonzillon - et originaire de Koh Sautin, une île située en aval dans la
province de Kompong Cham. Avant de livrer bataille, ce dernier aurait pris
soin, afin de le protéger, d'avaler le bonzillon qu’il transportait. Bien que
sorti victorieux du combat, ayant mis à mort celui de Sopor Kalei, le crocodile
de Koh Sautin ne se consola jamais d’avoir perdu son ami bonzillon, étouffé
parce que trop longtemps gardé en son sein. À l'endroit où le bonzillon
succomba, s’élève l'actuel Phnom (mont) Sopor Kalei.
C'est au pied de cette colline, située dans le village de
Chroy Ampil - la presqu'île des tamarins - et sur la commune de Chambâk du
district de Prek Prâsâp, appartenant à la province de Kratié, que je suis né un
dimanche matin, le jour de la pleine lune du cinquième mois de l'An 2480 de
l'ère bouddhique, sous le signe du bœuf, qui correspond au février 1937 du calendrier grégorien. Les personnes
nées sous ce signe sont censées être patientes, dures au labeur et obstinées,
ce qui ne correspond pas toujours à la réalité.
Ajoutons pour
renforcer cette assertion que certains personnages connus, comme Pol Pot et
Ieng Sary, sont nés cette même année du bœuf.
Dès ma naissance, mes parents m’ont attribué un prénom
autre que celui que je porte actuellement. M’ayant cru mort-né, ils m’ont
laissé dans un coin de la maison après m’avoir enveloppé dans un drap blanc
selon la coutume du pays. Mais une des sœurs de ma grand-mère maternelle, qui
souhaitait jeter un dernier coup d'œil à mon cadavre, s’est aperçue que je
respirais encore. Comme pour exorciser le malheur, les miens ont alors décidé
de changer mon prénom.
Enfant, il m’arrivait d’escalader tout seul la colline. Je
l’ai même fait une fois en pleine nuit, rien que pour me prouver que j’en étais
capable. C’est là un des traits de mon caractère. Sans être brave ou téméraire,
je me suis révélé plus d’une fois d'une hardiesse qui frôlait l'inconscience.
Le Phnom Sopor Kalei porte à son sommet une pagode dont le
temple, conçu et bâti sous la conduite de mon grand-père paternel (Yok Suong),
est un petit chef-d’œuvre d'architecture khmère. Aujourd'hui, l’ascension vers
le temple se trouve facilitée par un escalier en béton récemment construit.
Jouxtant le temple se trouve un étang aux eaux limpides où poussent des
nénuphars et des liserons d’eau. Sur la rive nord de l’étang est érigée une
statue représentant le crocodile de la légende.
L'évocation de ces souvenirs d'enfance fait resurgir en moi
des images précises et indélébiles. Me revient souvent à l'esprit un incident
tragique : la morsure par une vipère dont a été victime un de mes cousins qui,
après trois jours entre la vie et la mort, ne fut sauvé que de justesse. La
croyance populaire disait à l'époque que la morsure du serpent aurait évité à
mon cousin d'être attaqué par un tigre, ce qui lui eût causé une mort certaine.
Fatalité et résignation régissaient ainsi quotidiennement
la vie des habitants de mon village. Ma prime enfance en a été
imperceptiblement imprégnée. À l’époque, inspiré par l'exemple de ma mère, la
ferveur bouddhique m'a littéralement saisi. Je participe à toutes les
cérémonies et festivités religieuses, et je souscris avec conviction aux cinq
commandements du Bouddha : 1. Ne pas tuer ; 2. Ne pas voler ; 3. Ne pas mentir
; 4. Ne proférer aucune injure ; 5. Ne pas commettre d’acte condamnable à
l'égard des femmes d'autrui.
Les habitants de mon village s’adonnent à la mise en valeur
des terres des berges et des arrière-berges, très fertiles, du Mékong. Ils y
cultivent principalement du maïs, du coton et du tabac, parfois du sésame et de
l’arachide. La riziculture irriguée se pratique surtout sur les terres de
l'arrière-berge qui, parsemées de mares et d’étangs très poissonneux, se
révèlent propices à la pêche, tant domestique que commerciale.
Ma famille a hérité, du côté de mon père, d'un hectare de chamcar, un champ situé près
d'un cours d'eau, et du côté de ma mère d'un autre hectare, mais de rizière. Le
chamcar est à
environ sept kilomètres de notre maison, au village de Boeng Ri - la mare aux
cigales - dans la commune voisine de Russey Keo, limitrophe de la province
méridionale de Kompong Cham. La rizière se trouve à peu près à la même distance
du village, dans l'arrière-pays forestier et marécageux de Stung Thom - le grand
ruisseau - sur la même commune de Chambâk.
Même en année de bonne récolte, ma famille arrive tout
juste à joindre les deux bouts. Mais en cas de mauvaises conditions naturelles,
ma mère doit recourir aux emprunts pour subvenir aux besoins de la famille,
considérablement accrus par la prise en charge d'un neveu et de deux nièces,
après la mort prématurée d'un de ses frères et le remariage hâtif de la veuve.
Aussi loin que puissent remonter mes souvenirs, je me
revois, alors âgé seulement de cinq ans, nager en compagnie de trois ou quatre
garçons de mon âge dans les eaux montantes du Mékong, pour capturer des troncs
d'arbres déracinés, emportés par le courant rapide du fleuve, afin d'en faire
du bois de chauffage. Le Mékong - la « mère des eaux » -, tout en dispensant
des bienfaits innombrables aux populations riveraines, exerce sur elles un
puissant pouvoir hypnotique. La variation du niveau de ses eaux, suivant le
rythme des saisons, règle impérativement la vie des habitants.
Quand, vers la fin d'avril et au début mai, les premières
pluies de la mousson gonflent progressivement les eaux du fleuve, j'éprouve un
plaisir tout particulier à me baigner avec mes copains et à y rester des heures
entières. Nous nous engageons alors à corps perdu dans divers jeux d'enfants.
Nous nous lançons dans une chasse échevelée aux poules d’eau et il faut
l'intervention de ma mère pour me faire sortir de l’eau et rentrer très tard à
la maison.
Il m'arrive souvent, à
la même période de l'année, de me rendre tôt au bord du Mékong pour guetter
l'arrivée sur l'autre rive des chaloupes à vapeur qui descendent le cours du
fleuve depuis Kratié et qui pour nous, les riverains, sont les seuls moyens de
voyager de Kratié à Phnom Penh. Elles appartiennent à des compagnies rivales qui
se livrent une concurrence acharnée pour se disputer les passagers et les
marchandises. La plus empruntée, parce que plus régulière et plus sûre que les
autres, porte le nom de « Hac Seang ». C’est une grosse chaloupe qui se déplace
à une vitesse ne dépassant guère les dix kilomètres à l'heure mais qui inspire
la sécurité par sa taille imposante. Les voyageurs plus pressés lui préfèrent «
Ngo Huot », plus petite, mais surtout « Madina », peinte tout en blanc et qui
évolue sur l'eau à une allure et une assurance qui nous épatent tous.
........ (suite partie 2 : A l'école primaire de Chambak)