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dimanche 12 mars 2017

3ème extrait : À l'école primaire complémentaire de Chhlong (1947 -...) (extrait du livre "Itinéraire d'un intellectuel khmer rouge" par Suong Sikoeun Henri Locard)



À l'école primaire complémentaire de Chhlong.
Je dois quitter ma mère et mon village natal pour aller poursuivre mes études à Chhlong. Je vais loger chez mon instituteur, M. Kâng Sarin, auparavant directeur de l’école primaire élémentaire de Chambâk, qui est alors âgé d'une trentaine d'années, originaire de Sambor, un des quatre districts de la province de Kratié. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, est la sœur cadette du gouverneur du district de Kompong Trâlach dans la province de Kompong Chhnang, dont le fils, du nom de Tep Khunnah, défraya un temps la chronique de l'époque par son train de vie extravagant.

La petite ville de Chhlong devint célèbre pour avoir abrité la première et la seule papeterie du pays, construite grâce à l'aide chinoise. Y élut domicile Hoeur Lay Inn, un homme politique assez connu pour avoir été l'ami personnel du prince Norodom Sihanouk dont il avait été le camarade de classe au lycée français Chasseloup-Laubat de Saigon - où, entre 1935 et 1942, étaient envoyés les fils de l'élite khmère, avant l'ouverture du cycle secondaire complet au lycée Sisowath à Phnom Penh. Son père, un important exploitant forestier, se signalait par son train de vie fastueux, n’hésitant pas à se déplacer jusqu’à Saigon, l’actuelle Hô Chi Minh-Ville, rien que pour se faire couper les cheveux. Quant à Lay Inn, il occupa divers postes ministériels sous le régime du Sangkum dirigé de 1955 à 1970 par Sihanouk à qui il demeura toujours fidèle. Il réussit à s'enfuir du pays avant l’arrivée des Khmers rouges et y revint en 1991, après le retour du prince.

Chhlong était également connue par la rivière qui porte son nom, immortalisée par une chanson de Sin Sisamouth, le plus célèbre des chanteurs cambodgiens de tous les temps, disparu sous les Khmers rouges dans des circonstances inconnues. Il y a quelques années, Keat Chhon, aujourd'hui ministre de l’Économie et des Finances, natif de la région, y fit construire un magnifique lycée de style traditionnel, assorti d'un laboratoire et d'une salle de conférence, dont les charges de fonctionnement étaient assumées personnellement par son épouse, Lay Neari.

Ma première année à Chhlong, en 1947, est marquée par l’incendie qui ravage le bâtiment que j'habite avec les Kâng Sarin. Le feu s’est déclaré à partir de la cuisine du propriétaire pour gagner rapidement le premier étage où j'étais plongé dans un profond sommeil. Réveillé en catastrophe par Madame Kâng Sarin, je descends rapidement l'escalier de service qui vient d’être la proie des premières flammes. Affolée et ne sachant que faire, cette dernière m'a confié, sans s'en rendre compte, la garde d'un ensemble d'argenterie, seul héritage légué par sa famille. Touché par cette confiance et conscient de la valeur des précieux objets, je prends grand soin de les serrer étroitement contre moi. Quand l'aube se lève et que l'incendie est éteint, Madame Kâng Sarin, ne se souvenant pas à qui elle a confié l'argenterie, se met à questionner une à une toutes les personnes présentes pour finalement la retrouver entre mes petits bras protecteurs. À partir de ce jour, l'affection des Kâng m'est définitivement acquise, ce qui représenta un précieux réconfort moral durant les trois années où je vécus sous leur toit.

Un autre événement marque mon séjour à Chhlong : le passage des troupes coloniales françaises, composées en majorité de soldats sénégalais, envoyées combattre le mouvement de résistance du Vietminh à Srê Chili, dans la province de Ratanakiri, et qui stationnent dans la cour de l'école. Un des soldats m'a chargé de lui acheter un kilogramme de sucre. Après l'emplette, je retourne à l'école pour le lui apporter. Mais je n’arrive pas à reconnaître mon homme parmi ses camarades, tant ils se ressemblent. Pris de peur, je demande conseil à Madame Kâng Sarin qui me recommande de jeter le sucre dans les eaux du Mékong, ce que je fais immédiatement. Mais je me garde bien de retourner à l’école jusqu’à ce que tous les soldats soient partis.

Après l’incendie, nous déménageons dans la maison d’un exploitant forestier veuf, située au sud du marché. Souvent absent, ce dernier a confié la charge de la maison à sa mère, une sino-cambodgienne d’une soixantaine d’années, peu bavarde et un peu mesquine. Elle s'occupe tant bien que mal de son seul petit-fils qui lui donna souvent du fil à retordre.

Après plus d'une année chez cet exploitant forestier, nous changeons à nouveau d'habitation, l’épouse de mon instituteur n’ayant pu s'entendre avec la maîtresse du lieu. Notre nouvelle demeure appartient à un fonctionnaire vietnamien de l’administration du district. C’est un bâtiment à un seul étage, qui comprend trois appartements, dont deux que nous occupons. Le troisième est habité par un fonctionnaire cambodgien de l’office du district, une sorte de « play boy » un peu vantard et coureur de jupons qui s'est mis à faire la cour à la femme de mon instituteur, mais sans succès. Excellent violoniste, il s'entend cependant bien avec ce dernier qui s'illustre avec le même instrument.

Dans ce nouveau logis, je suis astreint à effectuer des travaux ménagers assez pénibles. Chaque dimanche je dois tirer l’eau du puits pour remplir deux bassins du premier étage. Il me faut ensuite faire les courses au marché de la petite ville. Au retour m’attendent la lessive et le nettoyage des chambres, du salon et de la cuisine. Mais le plus fastidieux est le repassage des vêtements de la famille, y compris ceux des plus petits. S'ajoutant à toute cette besogne, il me reste, après chaque déjeuner, à effectuer une sorte de massage sur tout le coips de mon instituteur jusqu'à ce qu'il s'assoupisse dans un ronflement sonore.

C'est à Chhlong et grâce à Kâng Sarin, qui cumule les fonctions de directeur de l'école et de chef du Parti démocrate du district, que se révèlent mes dispositions pour le militantisme politique. Admis dans le groupe artistique de l'école, je dois me déplacer en compagnie d'autres élèves, emmenés par notre directeur, dans différentes communes du district pour y donner des représentations destinées à collecter des fonds en faveur de l'enseignement.

C'est aussi à Chhlong que je fais la connaissance d'un combattant pour l'indépendance du pays, communément appelé Issarak. Il m'a beaucoup impressionné lorsqu'il a déclaré dans un café qu'il se tuerait volontiers si ce geste contribuait à libérer le Cambodge du joug colonial. Je me demande en mon for intérieur si j’aurais le même courage que ce combattant. Je ressens pourtant au plus profond de moi-même la terrible misère dans laquelle se débat mon peuple et l'injustice flagrante dont souffrent les plus démunis. Alors peu à peu se précise dans mon esprit la ferme résolution de me dévouer corps et âme à l'indépendance de mon pays et au bien-être de mon peuple.

À la même époque, des commerçants viennent  de la région de  Prek Sangkran et Prek Sangkê, riveraine du Tonlé Tauch dans la province de Kompong Cham, pour acheter du coton dans mon village. L'un d'eux loge chez nous à chacune de ses visites. Et pour cause ! Il est tombé amoureux de ma mère dont il finit par demander la main, mais sans succès. Il est militant du Parti démocrate, un parti proche du Parti socialiste français et qui a dominé la scène politique cambodgienne de 1946 à 1955. Il me parle souvent du prince Sisowath Youtévong qui, avec leu Kœuss, a été le fondateur de ce parti et dont il loue le patriotisme et rattachement au bien-être du peuple. Né en 1913, le prince a été élève au lycée Chasseloup-Laubat à Saigon, puis est parti pour la France où il est resté quinze années. Il y a passé sa licence à Montpellier en 1938, puis son doctorat en physique et un diplôme d'astronomie. Il y a épousé une Française, Dominique Lavergne, avant de devenir membre du Parti socialiste. Revenu au Cambodge, il a dirigé le nouveau Parti démocrate qui a gagné les premières élections démocratiques de septembre 1946 pour la formation d'une Assemblée nationale constituante. II en est devenu le premier président, puis a été nommé Premier ministre le 15 décembre 1946. Il est l'un des principaux rédacteurs de la première constitution du Cambodge,       mais est  mort  prématurément, le 18 juillet 1947, des suites de la tuberculose et du surmenage, ce qui fut une très grande perte pour son parti et son pays. La rumeur publique attribua - d'ailleurs à tort - sa disparition aux piqûres empoisonnées administrées par des médecins français, signe de la puissance du sentiment nationaliste à l'époque. Ainsi, le prince Sisowath Youtévong est apparu, pour les jeunes de ma génération, comme le premier martyr de la lutte anticoloniale.

Mon intérêt pour la politique et ma propension à servir la cause de l'indépendance nationale datent de cette époque. Je participe alors activement à la campagne électorale menée par la section de Chhlong du Parti démocrate pour désigner, le Ie' septembre 1946, la première Assemblée nationale du pays. Chaque matin, avant de partir pour l'école, il me revient, à l’aide d'un porte-voix, de lire le programme politique du Parti à l’intention des gens qui affluent au marché central de la ville. Ce programme préconise l'établissement d'une monarchie constitutionnelle selon la formule le « roi règne, mais ne gouverne pas », l'instauration d'une assemblée législative unique devant laquelle le gouvernement serait responsable ; l'établissement des libertés fondamentales ainsi que la nationalisation des services publics de l'eau, de l'électricité et des transports. Le Parti se prononce pour le maintien du Cambodge dans l'Union française, mais demande son retrait de la Fédération indochinoise. Il réclame le retour des provinces cédées au Siam à l'ouest et à la Cochinchine à l'est. Il souhaite réduire les prérogatives du Résident supérieur français, le fonctionnaire à la tête de l'administration française au Cambodge, au simple rôle de conseiller du gouvernement khmer. Il prône l'établissement du service national obligatoire et la création d'une armée cambodgienne. Enfin, le Cambodge devrait disposer d'une Banque nationale et d'une justice unifiée à parité franco- khmère.

Mes études à Chhlong ont contribué à établir ma réputation d'élève doué. Depuis le cours élémentaire jusqu’au cours supérieur de l'enseignement primaire, j’ai été régulièrement premier de la classe. À la première session du certificat d'études primaires complémentaires, qui se tient à Kratié, seuls deux candidats sont déclarés reçus pour les quatre districts de la province, l’un pour celui de Kratié, l’autre pour celui de Chhlong, dont l'heureux lauréat n'est autre que moi-même. Je deviens du coup célèbre dans tout le district, ce qui m’ouvre bien des portes, en particulier celles de la demeure de Hoeur Lay In où je suis invité à une partie de cartes le jour du Nouvel An khmer.

Mon séjour à Chhlong tire bientôt à sa fin. Il m’aura marqué sur le double plan scolaire et politique. D’un côté ont pris forme mes prédispositions pour les idéaux de liberté, d’égalité et de justice sociale. De l'autre, se sont révélées mes aptitudes pour les études.