À
l'école primaire complémentaire de Chhlong.
Je dois quitter ma mère et mon village natal pour aller
poursuivre mes études à Chhlong. Je vais loger chez mon instituteur, M. Kâng
Sarin, auparavant directeur de l’école primaire élémentaire de Chambâk, qui est
alors âgé d'une trentaine d'années, originaire de Sambor, un des quatre
districts de la province de Kratié. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, est
la sœur cadette du gouverneur du district de Kompong Trâlach dans la province
de Kompong Chhnang, dont le fils, du nom de Tep Khunnah, défraya un temps la
chronique de l'époque par son train de vie extravagant.
La petite ville de Chhlong devint célèbre pour avoir abrité
la première et la seule papeterie du pays, construite grâce à l'aide chinoise.
Y élut domicile Hoeur Lay Inn, un homme politique assez connu pour avoir été
l'ami personnel du prince Norodom Sihanouk dont il avait été le camarade de
classe au lycée français Chasseloup-Laubat de Saigon - où, entre 1935 et 1942,
étaient envoyés les fils de l'élite khmère, avant l'ouverture du cycle
secondaire complet au lycée Sisowath à Phnom Penh. Son père, un important
exploitant forestier, se signalait par son train de vie fastueux, n’hésitant
pas à se déplacer jusqu’à Saigon, l’actuelle Hô Chi Minh-Ville, rien que pour
se faire couper les cheveux. Quant à Lay Inn, il occupa divers postes
ministériels sous le régime du Sangkum dirigé de 1955 à 1970 par Sihanouk à qui
il demeura toujours fidèle. Il réussit à s'enfuir du pays avant l’arrivée des
Khmers rouges et y revint en 1991, après le retour du prince.
Chhlong était également connue par la rivière qui porte son
nom, immortalisée par une chanson de Sin Sisamouth, le plus célèbre des
chanteurs cambodgiens de tous les temps, disparu sous les Khmers rouges dans
des circonstances inconnues. Il y a quelques années, Keat Chhon, aujourd'hui
ministre de l’Économie et des Finances, natif de la région, y fit construire un
magnifique lycée de style traditionnel, assorti d'un laboratoire et d'une salle
de conférence, dont les charges de fonctionnement étaient assumées personnellement
par son épouse, Lay Neari.
Ma première année à Chhlong, en 1947, est marquée par
l’incendie qui ravage le bâtiment que j'habite avec les Kâng Sarin. Le feu
s’est déclaré à partir de la cuisine du propriétaire pour gagner rapidement le
premier étage où j'étais plongé dans un profond sommeil. Réveillé en
catastrophe par Madame Kâng Sarin, je descends rapidement l'escalier de service
qui vient d’être la proie des premières flammes. Affolée et ne sachant que
faire, cette dernière m'a confié, sans s'en rendre compte, la garde d'un
ensemble d'argenterie, seul héritage légué par sa famille. Touché par cette
confiance et conscient de la valeur des précieux objets, je prends grand soin
de les serrer étroitement contre moi. Quand l'aube se lève et que l'incendie
est éteint, Madame Kâng Sarin, ne se souvenant pas à qui elle a confié
l'argenterie, se met à questionner une à une toutes les personnes présentes
pour finalement la retrouver entre mes petits bras protecteurs. À partir de ce
jour, l'affection des Kâng m'est définitivement acquise, ce qui représenta un
précieux réconfort moral durant les trois années où je vécus sous leur toit.
Un autre événement marque mon séjour à Chhlong : le passage
des troupes coloniales françaises, composées en majorité de soldats sénégalais,
envoyées combattre le mouvement de résistance du Vietminh à Srê Chili, dans la
province de Ratanakiri, et qui stationnent dans la cour de l'école. Un des
soldats m'a chargé de lui acheter un kilogramme de sucre. Après l'emplette, je
retourne à l'école pour le lui apporter. Mais je n’arrive pas à reconnaître mon
homme parmi ses camarades, tant ils se ressemblent. Pris de peur, je demande
conseil à Madame Kâng Sarin qui me recommande de jeter le sucre dans les eaux
du Mékong, ce que je fais immédiatement. Mais je me garde bien de retourner à
l’école jusqu’à ce que tous les soldats soient partis.
Après l’incendie, nous déménageons dans la maison d’un
exploitant forestier veuf, située au sud du marché. Souvent absent, ce dernier
a confié la charge de la maison à sa mère, une sino-cambodgienne d’une
soixantaine d’années, peu bavarde et un peu mesquine. Elle s'occupe tant bien
que mal de son seul petit-fils qui lui donna souvent du fil à retordre.
Après plus d'une année chez cet exploitant forestier, nous
changeons à nouveau d'habitation, l’épouse de mon instituteur n’ayant pu
s'entendre avec la maîtresse du lieu. Notre nouvelle demeure appartient à un
fonctionnaire vietnamien de l’administration du district. C’est un bâtiment à
un seul étage, qui comprend trois appartements, dont deux que nous occupons. Le
troisième est habité par un fonctionnaire cambodgien de l’office du district,
une sorte de « play boy » un peu vantard et coureur de jupons qui s'est mis à
faire la cour à la femme de mon instituteur, mais sans succès. Excellent
violoniste, il s'entend cependant bien avec ce dernier qui s'illustre avec le
même instrument.
Dans ce nouveau logis, je suis astreint à effectuer des
travaux ménagers assez pénibles. Chaque dimanche je dois tirer l’eau du puits
pour remplir deux bassins du premier étage. Il me faut ensuite faire les
courses au marché de la petite ville. Au retour m’attendent la lessive et le
nettoyage des chambres, du salon et de la cuisine. Mais le plus fastidieux est
le repassage des vêtements de la famille, y compris ceux des plus petits.
S'ajoutant à toute cette besogne, il me reste, après chaque déjeuner, à
effectuer une sorte de massage sur tout le coips de mon instituteur jusqu'à ce
qu'il s'assoupisse dans un ronflement sonore.
C'est à Chhlong et grâce à Kâng Sarin, qui cumule les
fonctions de directeur de l'école et de chef du Parti démocrate du district,
que se révèlent mes dispositions pour le militantisme politique. Admis dans le
groupe artistique de l'école, je dois me déplacer en compagnie d'autres élèves,
emmenés par notre directeur, dans différentes communes du district pour y
donner des représentations destinées à collecter des fonds en faveur de
l'enseignement.
C'est aussi à Chhlong que je fais la connaissance d'un
combattant pour l'indépendance du pays, communément appelé Issarak. Il m'a
beaucoup impressionné lorsqu'il a déclaré dans un café qu'il se tuerait
volontiers si ce geste contribuait à libérer le Cambodge du joug colonial. Je
me demande en mon for intérieur si j’aurais le même courage que ce combattant.
Je ressens pourtant au plus profond de moi-même la terrible misère dans
laquelle se débat mon peuple et l'injustice flagrante dont souffrent les plus
démunis. Alors peu à peu se précise dans mon esprit la ferme résolution de me
dévouer corps et âme à l'indépendance de mon pays et au bien-être de mon
peuple.
À la même époque, des
commerçants viennent de la région
de Prek Sangkran et Prek Sangkê,
riveraine du Tonlé Tauch dans la province de Kompong Cham, pour acheter du coton
dans mon village. L'un d'eux loge chez nous à chacune de ses visites. Et pour
cause ! Il est tombé amoureux de ma mère dont il finit par demander la main,
mais sans succès. Il est militant du Parti démocrate, un parti proche du Parti
socialiste français et qui a dominé la scène politique cambodgienne de 1946 à
1955. Il me parle souvent du prince Sisowath Youtévong qui, avec leu Kœuss, a
été le fondateur de ce parti et dont il loue le patriotisme et rattachement au
bien-être du peuple. Né en 1913, le prince a été élève au lycée
Chasseloup-Laubat à Saigon, puis est parti pour la France où il est resté
quinze années. Il y a passé sa licence à Montpellier en 1938, puis son doctorat
en physique et un diplôme d'astronomie. Il y a épousé une Française, Dominique
Lavergne, avant de devenir membre du Parti socialiste. Revenu au Cambodge, il a
dirigé le nouveau Parti démocrate qui a gagné les premières élections
démocratiques de septembre 1946 pour la formation d'une Assemblée nationale
constituante. II en est devenu le premier président, puis a été nommé Premier
ministre le 15 décembre 1946. Il est l'un des principaux rédacteurs de la
première constitution du Cambodge, mais
est mort prématurément, le 18 juillet
1947, des suites de la tuberculose et
du surmenage, ce qui fut une très grande perte pour son parti
et son pays. La rumeur publique attribua - d'ailleurs à tort - sa disparition
aux piqûres empoisonnées administrées par des médecins français, signe de la
puissance du sentiment nationaliste à l'époque. Ainsi, le prince Sisowath
Youtévong est apparu, pour les jeunes de ma génération, comme le premier martyr
de la lutte anticoloniale.
Mon intérêt pour la politique et ma propension à servir la
cause de l'indépendance nationale datent de cette époque. Je participe alors
activement à la campagne électorale menée par la section de Chhlong du Parti
démocrate pour désigner, le Ie' septembre 1946, la première
Assemblée nationale du pays. Chaque matin, avant de partir pour l'école, il me revient, à
l’aide d'un porte-voix, de lire le programme politique du Parti à l’intention
des gens qui affluent au marché central de la ville. Ce programme préconise
l'établissement d'une monarchie constitutionnelle selon la formule le « roi
règne, mais ne gouverne pas », l'instauration d'une assemblée législative
unique devant laquelle le gouvernement serait responsable ; l'établissement des
libertés fondamentales ainsi que la nationalisation des services publics de
l'eau, de l'électricité et des transports. Le Parti se prononce pour le maintien
du Cambodge dans l'Union française, mais demande son retrait de la Fédération
indochinoise. Il réclame le retour des provinces cédées au Siam à l'ouest et à
la Cochinchine à l'est. Il souhaite réduire les prérogatives du Résident
supérieur français, le fonctionnaire à la tête de l'administration française au
Cambodge, au simple rôle de conseiller du gouvernement khmer. Il prône
l'établissement du service national obligatoire et la création d'une armée
cambodgienne. Enfin, le Cambodge devrait disposer d'une Banque nationale et
d'une justice unifiée à parité franco- khmère.
Mes études à Chhlong ont contribué à établir ma réputation
d'élève doué. Depuis le cours élémentaire jusqu’au cours supérieur de
l'enseignement primaire, j’ai été régulièrement premier de la classe. À la
première session du certificat d'études primaires complémentaires, qui se tient
à Kratié, seuls deux candidats sont déclarés reçus pour les quatre districts de
la province, l’un pour celui de Kratié, l’autre pour celui de Chhlong, dont
l'heureux lauréat n'est autre que moi-même. Je deviens du coup célèbre dans
tout le district, ce qui m’ouvre bien des portes, en particulier celles de la
demeure de Hoeur Lay In où je suis invité à une partie de cartes le jour du
Nouvel An khmer.
Mon séjour à Chhlong tire bientôt à sa fin. Il m’aura
marqué sur le double plan scolaire et politique. D’un côté ont pris forme mes
prédispositions pour les idéaux de liberté, d’égalité et de justice sociale. De
l'autre, se sont révélées mes aptitudes pour les études.