Extrait
de la « Revue des traditions populaires »
Société
des traditions populaires au musée d’ethnographie du Trocadéro – 1912
Pagode de Chhlaung en 2006 au bord du Prek Chhlong.
Un mâha kshatryadhirâja, un roi qui habitait la forteresse
de Lovêk, [ancienne capitale du Cambodge au xve
et xvie siècle], avait
une fille, âgée de seize ans. Comme elle était descendue jouer dans l’eau de la
rivière, tout près de la Maison flottante de la citadelle [banteay] de Lovêk,
un crocodile la saisit et l’entraîna tout au fond.
Alors ses père et mère, qui étaient le roi et la reine,
donnèrent l’ordre de battre le gong et de chercher un devin (krow), ou un
chasseur (ma) qui pût prendre le crocodile, et promirent de donner beaucoup de
récompenses à celui qui le prendrait. On battit le gong dans tout le royaume et
jusqu’au pays de Mongkol-Borey (une
ville de la grande province de Battambang, sur la route de Battambang à Vatana
et Bangkok). Or, dans ce pays, il se trouvait un homme qui savait s’emparer des
crocodiles à l’aide de sortilèges et aussi par son adresse et son courage. On
envoya un émissaire le chercher et le roi lui demanda, dès qu’il fut arrivé à
Lovêk, s’il pouvait ou non prendre le crocodile qui avait enlevé la princesse.
Le chasseur répondit: « Que je prenne ou que je ne prenne pas ce crocodile, je
ne sais, mais je ferai tout ce que je pourrai pour le prendre, car je sais
comment on prend ces animaux voraces ».
Alors, le roi ordonna de faire de suite tous les
préparatifs et d’obéir au chasseur de crocodiles. Celui-ci commanda de faire
une corbeille kantoung, carrée de forme et dont les quatre côtés mesureraient
exactement une coudée royale. Cette corbeille étant confectionnée, bien égale
de ses quatre côtés, on déposa dans elle les aliments de l’offrande que le
chasseur voulait faire au crocodile, puis on alla la déposer sur l’eau de la
rivière afin que le courant pût l’entraîner.
La corbeille kantoung flotta sur l’eau et se laissa
entraîner jusqu’au 'confluent, puis tout doucement elle s’arrêta, remonta le
courant et prit la direction que le crocodile avait prise et que personne ne
connaissait.
Le roi fit préparer son véhicule royal (sa jongue royale),
plaça dans elle toutes les srey-snâm (concubines, ou femmes du lit, de
service), puis il y prit place avec la reine, en la place qu’il avait coutume
d’occuper. Alors le véhicule royal, sur lequel ramaient cinquante hommes,
suivit la corbeille kantoung qui continuait de remonter le courant [qui s’en
allait au grand lac, car on, était alors dans la saison de la crue des eaux].
Parvenue, à Chada- Moukh [c’est-à-dire aux quatre faces], la corbeille tourna à
gauche et se prit à remonter vers le nord d’où les eaux venaient. Elle avançait
lentement, et parvint ainsi à la rivière de Chlaung, et tout le monde vit
qu’elle remontait la rivière Ang-Kêp [qu’on, nomme aussi Ang-Kéap], bien que le
courant fût très fort. La jongue royale, ne pouvant suivre la corbeille parce
que le courant était trop fort, dut prendre une autre route, pour atteindre la thma
ou pierre Ang-Kéap de laquelle venait un grand bruit.
Quand on arriva à ce rocher, on vit que la corbeille
kantoung s’y était arrêtée au confluent de la rivière Angkey. La jongue royale
tourna afin de parvenir à la rivière Angkey, redescendit un peu et l’on vit que
la corbeille kantoung tourbillonnait et disparaissait sous l’eau. On prévint
le roi, et le roi ordonna de faire plonger un homme à l’endroit où la corbeille
avait disparu, car on pensait qu en cet endroit même devait se tenir caché le
crocodile, ou krâpœu. Cet homme plongea,
chercha, mais ne découvrit ni la corbeille, ni le crocodile.
C’est alors qu’on aperçut un vieillard assis à terre et qui s’occupait d'amincir des rotins qu il avait cueillis sur la rive, avec son
couteau. Ce vieillard était le chasseur de crocodiles, qui, de Lovêk était venu
après avoir traversé tout le pays du milieu et qui attendait le roi. Le roi lui
dit : « .Que faut-il faire ? »
« Rien », répondit le chasseur, puis prenant sept fils de
coton et les ayant mis autour de son cou, il prit la forme d’un crocodile vieux
de son âge. Il plongea, vit ce qui était, sortit, fort effrayé, la tête hors de
l’eau et annonça qu’il avait vu le crocodile !
Le roi ordonna d’apporter vingt rotins pour attacher le
crocodile et pour le faire mourir, dix, pour les pieds de devant et dix, pour
les pieds de derrière. Ce qui fut fait.
Le crocodile ayant été attaché et ne pouvant plus se
mouvoir, le roi donna l’ordre de prendre les cordes qui se trouvaient dans la
jongue royale, et les cinquante rameurs, pour traîner sur la berge le terrible
animal et l’empêcher de s’enfuir. Le chasseur dit ; « Inutile ». Et prenant les
sept fils de coton, il lia le crocodile et le fit traîner sur la rive par sept
hommes seulement, et même jusqu’au bateau du roi.
Le roi, voyant cela, prit un couteau, ouvrit le ventre du
crocodile, et vit la princesse qui, couverte de bijoux, de bracelets, de colliers
char (tubes d’or enfilés sur un cordonnet), de
bagues en or, reposait dans le ventre de l’énorme bête.
Le roi envoya un dignitaire quérir le krâlâhom
[ou ministre de la batellerie], le yumréach
[ou ministre de la justice], l’archun [ou sdach-tranch,
vice-roi de la terre de Thbaung Khmoum], et leur
donna l’ordre de faire une cérémonie propitiatoire sur le rivage et de
remercier le tévodas en compagnie des pols, ou esclaves
d’État, qui étaient les rameurs de la jonque royale.
Ce rivage est actuellement appelé à cause de cela Kompong
Pol chumnum [ou rivage des Pol assemblés].
L’endroit où le roi monta sur son éléphant pour revenir,
fut nommé phoum Domrey, ou village de
l’éléphant, et l’endroit où la reine prit sa fille dans ses bras est dit kompong
Matta [ou rivage de la mère].
L’endroit où le yumréach était stationné quand l’envoyé du.
roi vint le chercher, fut nommé kompong Yum [ou rivage de
Yama].
Quant au collier d’or, à la bague d’or, au collier char,
qu’on avait trouvés sur la princesse, alors qu’elle était dans le ventre du
crocodile, on les lava dans l’eau avec soin et l’on frotta avec force le
bracelet sur une roche qui depuis fut appelée thma Kâng
ou « roche du collier ».
Le roi et tous ses mandarins, ayant fait célébrer une fête
pour sa préah réach botrey (éminente fille royale), et ayant
pris l’engagement solennel de faire des bonnes œuvres en son nom, la rivière,
où cette promesse fut faite, reçut le nom de prêk Sanya
[ou rivière de la promesse],
Sur la rive, en face de cet endroit, et pour qu’on n’oublie
jamais ce miracle, on éleva un temple et ce temple fut nommé préah
Vihéar [ou l’éminent temple], nom qu’on lui donne encore
aujourd’hui. On éleva un autre temple à l’endroit élevé, dit Kompong-Sati
[ou rivage de Sati, qui était le nom de la princesse], et ce temple est celui
qui se trouve au confluent de la rivière de Chlaung sur
le grand fleuve. Ce temple construit, le roi fit venir quatre hommes du
voisinage et leur demanda s’ils consentaient à être les Pol de ce temple
(esclaves gardiens du temple) ; ils y consentirent et le roi les déclara
gardiens du temple et dit que leurs familles à venir seraient pol Préah
[c’est-à-dire esclaves du Buddha]. En outre, le roi désigna trois religieux
pour le service de ce temple, ce furent: l’Outey Khsat, le Mâha-Tép et le
Ponhéa Net, puis il décida que leur grade ne pourrait pas être supérieur à
deux sak.
Quand les Siamois vinrent porter la guerre en ce pays, le
religieux Outey Khsat prit la fuite afin de ne pas
tomber dans leurs mains et emporta le sceau de bronze et une statue du Buddha,
qui était également en bronze. Comme les Siamois le poursuivaient et allaient
l’atteindre et lui prendre les objets sacrés qu’il emportait, le religieux
traversa le prék Komrouch et il y perdit
le sceau. C’est pour cette raison, que I’endroit où cette perte eut lieu, est
nommé Kompong-Sâmrut [ou rivage du bronze]. Quant à la
statue du Buddha, le religieux, toujours poursuivi par les Siamois, la jeta
dans les eaux profondes, à peu de distance de Komrouch.
C’est depuis lors que l’endroit où ce jet en la rivière eût lieu est nommé Kompong
Khla-Préah ou « rivage du Buddha plongé. »
Trois cents gardiens furent attachés à ce temple de
Chlaung, dont le chef reçut, les titres de préah-vongs satrey.
Le roi donna pour toute l’éternité, une terre sur laquelle pussent vivre ces
trois cents esclaves avec leurs familles, en la cultivant soit en rizières,
soit en jardins. Il décida que nul autre mandarin, que leur chef, ne pourrait
les commander et qu’on ne pourrait leur réclamer aucun impôt. Le village, où
ces trois cents familles se groupèrent, fut appelé « du don royal », et tous
les habitants furent dit « pol-prêah » de veath
Chlaung.
Extrait
de REVUE DES TRADITIONS POPULAIRES 1912