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vendredi 17 février 2017

1859-1940 La pacification des aborigènes des hautes terres du Sud-Indochinois (Thèse de M. Mathieu Guérin partie : Introduction)



 Des casques blancs sur le Plateau des Herbes

La pacification des aborigènes des hautes terres du Sud-Indochinois, 1859-1940

Mathieu Guérin
INTRODUCTION

Au sud de l’Indochine,  aux confins du Vietnam, du Cambodge et du Laos vivent des groupes aborigènes. Les Mnong, les Jaraï, les Brao, les Tampuon, les Rhadés etc., forment une véritable mosaïque ethnique et linguistique. Les ethnologues des années 1950 les ont appelés Proto-indochinois, car ils sont, en général, considérés comme les descendants directs des premiers occupants de la péninsule. Cette assertion mériterait d’être nuancée. On ne sait pas grand chose de l’arrivée des Austronésiens et des Austro-asiatiques dans la région. L’origine des autochtones des hautes terres du sud de l’Indochine reste ainsi mal connue. Rien ne permet d’affirmer que les Mnong ou les Stieng et a fortiori les Jaraï étaient présents en tant que groupes distincts avant les Khmers, les Viet ou les Chams. Néanmoins, au-delà de la réalité historique, ils se considèrent et sont considérés comme aborigènes des espaces qu’ils occupent. Leurs territoires sont centrés sur la chaîne annamitique et les hauts plateaux qui la prolongent au sud et s’étendent dans les plaines à l’ouest et au sud des zones de relief. Ce sont des gens des hautes terres dans le sens où, même lorsqu’ils occupent des plaines de basses altitudes, leurs territoires apparaissent relativement isolés et reculés.


Aucun terme disponible n’est réellement satisfaisant pour désigner ces populations. « Montagnards »
renvoie par trop aux troupes coloniales et correspond bien mal à la réalité géographique. De plus, cette appellation a pour effet de nier l’existence de peuples des hautes terres, dans le sens de terres reculées, n’étant ni cham, ni khmer, ni viet, ni lao, vivant dans les plaines au sud et à l’ouest des hautes terres, au sens de terres au relief accentué. Surtout « montagnards » sous-entendrait une relation forte avec un environnement montagneux alors que l’étude de ces peuples montre plutôt une relation étroite avec la forêt. « Proto-indochinois » ne sera utilisé que lorsque nous aurons besoin d’un terme regroupant les habitants des hautes terres dans une dénomination « ethnique » collective, qui pouvait d’ailleurs n’avoir aucun sens pour les principaux intéressés.

Ces aborigènes entretiennent de longue date des relations avec les peuples des plaines, Vietnamiens, Siamois, Laotiens, Cambodgiens, Chams. Ces derniers les appellent Moï, Pnong, ou Kha, termes péjoratifs signifiant "sauvages" ou "esclaves". A partir du milieu du XIXe siècle, les peuples aborigènes du sud de l’Indochine se sont trouvés confrontés à de fortes pressions sous l’emprise d’une part des expansionnismes vietnamien, siamois et dans une moindre mesure cambodgien, et d’autre part de l’impérialisme colonial français. Les territoires qu’ils occupent sont rattachés administrativement à des Etats dont les centres se trouvent dans les plaines rizicoles, l’ensemble étant placé sous domination française dans le cadre de l’Indochine française. Cette situation implique la fin de l’indépendance de ces peuples et le début de profonds bouleversements de leurs cultures et de leurs sociétés. Ces bouleversements peuvent être considérés comme un mouvement d’acculturation dans la mesure où ils sapent les fondements mêmes de ces sociétés(1). Les guerres de la seconde moitié du XXe siècle sont venues à bout des velléités de résistance des aborigènes. Ils constituent toujours des groupes humains distincts culturellement et linguistiquement des peuples majoritaires des Etats auxquels ils sont rattachés, mais hormis dans certains villages reculés, le processus d’acculturation sur le modèle du peuple dominant est très avancé(2).

La thèse présentée ici porte sur une époque charnière pour l’intégration des hautes terres au Cambodge, au Vietnam et au Laos, et plus largement au monde global, avec la période coloniale. Les
dates butoir choisies, 1859-1940, correspondent pour la première à l’installation des Français dans la péninsule et pour la seconde à la Deuxième Guerre mondiale et à l’occupation japonaise qui modifient considérablement la problématique de la présence française en Indochine. Ces quatre-vingt-dix années couvrent la conquête de l’Indochine par la France, puis l’âge d’or de la colonisation. A partir des années 1940, les colonisés prennent conscience que le départ des Français, vaincus par les puissances de l’Axe, n’est plus qu’une question de temps. La Deuxième Guerre mondiale et l’occupation japonaise permettent aux dirigeants nationalistes de préparer la lutte contre le colonisateur. Une nouvelle période commence qui aboutit à la défaite française de Dien Bien Phu et au départ des Français d’Indochine à l’issue de neuf années de guerre.

1 Lire notamment Condominas, L'exotique est quotidien - Sar Luk Vietnam central, Plon, Paris, 1965, 538 p.
2  Voir Mathieu Guérin , Andrew Hardy, Stan Tan Boon Hwee, Nguyen Van Chinh, Des montagnards aux minorités ethniques, quelle intégration nationale pour les habitants des hautes terres du Viêt Nam
et du Cambodge ?, L’Harmattan-IRASEC, Paris-Bangkok, 2003, 354 p.


Ce projet est né, alors que je travaillais comme enseignant de français avec la coopération française au Cambodge, d’une rencontre avec un manuscrit trouvé dans un dossier conservé précieusement au milieu de milliers d’autres par les archives nationales du Cambodge à Phnom Penh ; un manuscrit de la fin du XIXe siècle, en khmer, qui parle d’éléphants, de forêts, de chefs pnong, d’un gouverneur qui rend la justice, de vendetta entre villages(3). Cette feuille de papier jaunie couverte d’une superbe écriture cursive s’est révélée un véritable sésame pour accéder à la compréhension des relations entre les peuples des forêts du Nord-est cambodgien, la royauté khmère et les colonisateurs français.

Très vite, la fascination, aiguillonnée par ma part de mémoire collective française, qui fait des habitants des hautes terres du sud de l’Indochine, les montagnards, les Moï, des êtres de récits mythiques, m’a amené à vouloir en savoir plus, à vouloir comprendre les interrelations entre les peuples des hautes terres, les Cambodgiens et les Français. Dans ce manuscrit, je découvrais des villages pnong « indépendants », ennemis des Khmers, à quelques jours de marche à l’est de Kratié et des colonisateurs qui s’immisçaient dans des affaires qui, de toute évidence, ne les concernaient pas. Pour en savoir plus, pour "sentir" le sujet, je me suis alors rendu dans la province de Mondolkiri, chez les Pnong, où j’ai été hautement séduit par les sociétés et les espaces que j’ai découverts, me sentant en forte empathie avec les habitants, bien que totalement étranger à leur monde.

Aujourd’hui, les aborigènes de Mondolkiri sont cambodgiens, définitivement cambodgiens. Le transport automobile, la télévision, les partis politiques, Coca-Cola, l’administration, les ONG, les vendeurs de krama(4) et de teuk trey(5), les prosélytes de toutes obédiences sont parfaitement implantés dans les hautes terres. Cela n’empêche toutefois pas les habitants de conserver une identité distincte de celle des Khmers. Le fossé est considérable entre ce que l’on perçoit aujourd’hui des hautes terres et la situation, vieille d’une centaine d’années, décrite par le manuscrit de Phnom Penh. Il est immense, si l’on regarde ce qui se passe au Vietnam voisin, où la culture aborigène a été balayée par la tourmente de l’histoire du XXe siècle et l’arrivée massive de migrants viet des plaines(6).

Cette étude vise à montrer l’impact de l’arrivée des Occidentaux dans la péninsule pour les peuples des hautes terres, des expéditions des premiers explorateurs et missionnaires français aux campagnes de pacification des années 1930. "Pacification" doit être pris au sens large et non sous son seul sens militaire. Il s’agit d’étudier la mise en place d’un contrôle administratif moderne sur des populations jusqu’ici indépendantes ou, au moins, largement autonomes et ne disposant pas de structures politiques de type étatique, ainsi que des conséquences de ce contrôle administratif sur la vie des villages.

La réussite de ce projet repose sur la qualité des sources utilisées. Celles-ci se révèlent exceptionnelles. Environ un millier de dossiers de l’administration coloniale française, locale et provinciale, notamment des résidences de Kratié et Stung Treng, du gouvernement général de l’Indochine, de l’état-major, des troupes françaises en Indochine, auxquels s’ajoutent plusieurs centaines de courriers en khmer émanant de fonctionnaires cambodgiens, des dizaines de récits de voyage, conservés à Phnom Penh, Aix-en-Provence, Vincennes, Paris, Alençon, Fréjus ont été dépouillés. Rapports périodiques, journaux de marches, télégrammes, lettres, papiers privés, photographies, dossiers administratifs se recoupent. Une quarantaine d’interviews de Mnong de Mondolkiri, et quelques entretiens menés auprès de Français, anciens officiers, planteurs, missionnaires, ainsi que les travaux des ethnologues français des années 1930 à aujourd’hui, viennent confirmer ou compléter les informations contenues dans les archives.

3 Lettre du gouverneur de Sambor au résident supérieur du Cambodge, 1891, anc/rsc 11556.
4 Rkma : écharpe de coton cambodgienne.
5 TåkRtI : condiment cambodgien liquide à base de poisson fermenté et de sel
6 Voir Guérin, Hardy, Tan Boon Hwee, Nguyen Van, 2003, 354 p.

Une des principales difficultés de ce travail est d’appréhender à la fois le mouvement politique global
qui encadre la pacification, et les évolutions qu’elle a entraînées dans les villages. 

Pour y remédier, une démarche sur trois échelles a été choisie. 


La première échelle est celle d’un ensemble de villages mnong biat, Bu La-Bu Gler dans le plateau du Yok Laych, l’actuel plateau de Mondolkiri. L’échelle de la communauté villageoise permet d’aborder le problème du contact entre les aborigènes et l’extérieur selon le point de vue des habitants. L’histoire y est écrite au plus proche des hommes et des femmes de ces villages afin de saisir le processus du changement dans les modes de vie et l’organisation sociale induit par le contact avec les représentants des puissances extérieures.

La seconde échelle est celle dans laquelle s’inscrit directement Bu La-Bu Gler, celle de la région Nord-est du Cambodge, avec notamment les résidences de Kratié et Stung Treng. Elle explique les évolutions décrites dans la première partie en proposant des grilles d’analyses. Il est possible ici d’étudier la mise en place du contrôle administratif à l’échelle provinciale, de présenter l’action des délégués du pouvoir central, administrateurs français et mandarins cambodgiens, sur les groupes autochtones. Cette échelle du Nord-est cambodgien permet aussi de saisir les enjeux de la rencontre dans les hautes terres entre les autochtones, les représentants de l’administration royale khmère ou des puissances voisines et les colonisateurs français. On cherchera notamment dans cette partie à comprendre le système des relations entre les aborigènes des hautes terres et la monarchie khmère afin de déterminer comment la colonisation française a pu les modifier.

Toutefois, les frontières de ces circonscriptions administratives n’ont aucun sens pour les aborigènes, et cette échelle n’est pas celle de la définition des politiques. L’ensemble du Sud indochinois, à cheval sur le Laos, l’Annam, le Cambodge et la Cochinchine, forme un tout plus ou moins cohérent. En se plaçant à cette troisième échelle, il est possible de saisir et d’expliquer les politiques mises en place par la puissance coloniale vis-à-vis des hautes terres du Sud de l’Indochine et de leurs habitants en analysant notamment les représentations des colonisateurs. Loin de l’histoire événementielle, cette dernière partie s’attache à exposer un cadre idéologique qui permet de mieux comprendre les actions menées dans le Nord-est cambodgien et décrites dans les parties précédentes.

Cette démarche par échelles successives centrée sur quelques villages mnong du Nord-est du Cambodge doit permettre d’étudier la pacification des aborigènes du Sud indochinois en tant que mouvement politique, économique et culturel, mais aussi ses conséquences pour les principaux intéressés. Chaque échelle, ou plutôt chaque approche, l’une locale et descriptive, une deuxième provinciale et davantage analytique, une troisième transrégionale et axée essentiellement sur le poids des modes de pensée, est ainsi complémentaire des deux autres. Ce travail se veut un point de jonction entre une ethnohistoire dédiée aux peuples des hautes terres, celle-ci demeurant encore embryonnaire, l’étude des institutions cambodgiennes et l’histoire coloniale.

Il ne s’agit en rien de poser un regard moralisateur sur la colonisation. Alors que deux courants essentiellement opposés marquent les études coloniales, le premier retraçant avec nostalgie la « geste coloniale »(7), le second visant à dénoncer les conséquences tragiques de la colonisation pour les peuples colonisés(8), ces problématiques ne me semblent pas les plus pertinentes aujourd’hui. Je fais partie d’une génération pour laquelle la colonisation, et la domination des puissances européennes sur des pays et des peuples plus ou moins lointains, est illégitime, par essence. Reprenant les paroles de mon ami et collègue Gregor Müller, je dirais que «les Français n’avaient rien à faire en Indochine»(9). Cependant, au-delà des considérations morales, la colonisation française en Indochine est un fait historique aux conséquences multiples, qui en tant que tel, mérite d’être étudié.

7 Voir Taboulet, La Geste française en Indochine, histoire par les textes de la France en Indochine, des origines à 1914, A. Maisonneuve, Paris, 1955-1956, 2 vol., 425 p. et 935 p.
8  Voir la parution récente de l’ouvrage dirigé par Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme : XVIe-XXIe siècles, de l’extermination à la repentance, Laffont, Paris, 2003, 843 p. et Bancel, Blanchard, Boetsch, Deroo, Lemaire (dir.), Zoos humains, de la vénus hottentote aux reality shows, XIXe et XXe siècles, La découverte, Paris, 2002, 480 p.
9 Gregor Müller, auteur de Visions of Grandeur, Tales of Failure, the Establishment of French Colonial Rule in Cambodia and the Life Story of Thomas Caraman, 1840-1887, thèse de doctorat, Université de Zürich, 2002, 350 p., communication personnelle.