Introduction de la première partie
(Thèse de Mathieu Guérin : Des casques blancs sur le Plateau des Herbes (suite) )
Photographie Leclère : Mnong devant Sambor, vers 1890, Musée des Beaux-arts et de la dentelle, Alençon
La passe de Bu La – Bu Gler est un ensemble de villages peuplés par des hommes appartenant à un groupe ethnique Mnong. Les noms de ces villages sont aussi notés Pou Lo ou Bourla et Pou Klir, Bou Klire, Pou Klia ou Pou Klea, Pou Kler, Pou Klé dans les archives. (
Il s’agit souvent
de retranscriptions en français, à partir du khmer, des noms des villages mnong. Ainsi le son g n’existe
pas en khmer et est retranscrit par k. Bu Gler en khmer retranscrit en français devient
Pou Klir ou Pou Klea et par déformation Pou Klia. Nous avons choisi une graphie en français qui s’approche le plus possible
de la prononciation en mnong : bu: glε:r)
Ils sont situés dans la vallée du Dak (Eau, rivière en mnong) Deur, au sud-ouest de l’actuel Sen Monorom, chef-lieu de la province de Mondolkiri. A la fin du XIXe siècle, cette zone se trouve aux confins du royaume khmer.
Ils sont situés dans la vallée du Dak (Eau, rivière en mnong) Deur, au sud-ouest de l’actuel Sen Monorom, chef-lieu de la province de Mondolkiri. A la fin du XIXe siècle, cette zone se trouve aux confins du royaume khmer.
Nous chercherons ici à tracer l’histoire de ces villages de la fin du XIXe siècle à la deuxième guerre mondiale,
en insistant sur les relations qui s’établissent avec les Khmers et les Français. Reconstituer à cent ans d’intervalle une portion de l’histoire d’un village aborigène
des hautes terres du Cambodge n’est pas chose aisée.
Les Mnong de Bu La-Bu Gler ne connaissant pas l’écriture,
ils n’ont laissé aucun témoignage
écrit.
Ce groupe de villages a été choisi sur la base des sources cambodgiennes et françaises accessibles.
Nous disposons à propos de Bu La-Bu Gler de quelques documents exceptionnels datant de la soumission de ces villages à l’Etat central, en 1891.
Il s’agit :
- d’une lettre de l’oknha Nearin Sena Ek (oknha : titre de haut fonctionnaire cambodgien, Nearin Sena : titre que porte le gouverneur de Sambor en 1891, Ek : nom de ce gouverneur), gouverneur de la province de Sambor, sur une affaire qui l’oppose au chef de ce groupe de villages, Ang Kiet; du commentaire du résident français de Sambor, Adhémard Leclère, sur cette affaire ;
- du témoignage du capitaine Cupet, de la mission d’exploration Pavie, qui a rencontré le chef Mnong et a séjourné à Bu La-Bu Gler.
Les informations contenues dans ces documents sont complétées par les récits de voyageurs et les rapports des administrateurs qui ont pu passer dans la région entre 1850 et 1940, notamment les comptes-rendus très précis des enquêtes menées lors de la campagne de pacification des années 30.
Pour compléter ces sources écrites, des habitants du village (Bu Gler est intégré à un village de Bu Taing depuis le début des années 1980, dont il constitue un hameau.) ou de villages avoisinants ont été interviewés, notamment les personnes âgées.
De précieux renseignements portant sur l’organisation sociale traditionnelle du village, sur les rendements et techniques agricoles ont pu être collectés, permettant une analyse plus fine des documents d’époque.
Néanmoins, les résultats de ces entretiens sont souvent très pauvres sur le passé du village.
D’une part, la plupart des témoins de la pénétration française sont morts et leurs enfants semblent savoir peu de choses.
D’autre part, la méfiance des villageois face aux Français restent vive. Beaucoup pensent que nous sommes venus venger nos morts et se refusent donc à nous donner des renseignements.
Trois interviews formelles, enregistrées, avec des personnes âgées du village, souvent en présence de leur famille ou d’autres habitants, ont été organisées à Bu Trom, Bu Gler et Bu Lung. Dans le cas de Bu Lung, les personnes interviewées ont été rémunérées sur leur demande.
Les entretiens ont eu lieu en khmer, ce qui n’est ni la langue maternelle de l’interviewer, ni celle des interviewés.
Par ailleurs, le khmer n’est pas une langue neutre pour les aborigènes, notamment lorsque la discussion porte sur les relations de pouvoir entre eux et les Khmers. L’enregistrement permet de limiter les risques d’erreurs de compréhension.
Une quarantaine d’entretiens non-formels ont de plus été effectués, avec prise de note pendant l’entretien ou après celui-ci.
En raison des coutumes mnong, ces entretiens informels ont pu se dérouler dans un état éthylique plus ou moins avancé, tant pour les interviewés que pour l’interviewer. La bière de riz bue à la jarre a le mérite de casser les résistances, mais peut aussi entraîner un manque de rigueur dans la collecte des informations.
Ce groupe de villages a été choisi sur la base des sources cambodgiennes et françaises accessibles.
Nous disposons à propos de Bu La-Bu Gler de quelques documents exceptionnels datant de la soumission de ces villages à l’Etat central, en 1891.
Il s’agit :
- d’une lettre de l’oknha Nearin Sena Ek (oknha : titre de haut fonctionnaire cambodgien, Nearin Sena : titre que porte le gouverneur de Sambor en 1891, Ek : nom de ce gouverneur), gouverneur de la province de Sambor, sur une affaire qui l’oppose au chef de ce groupe de villages, Ang Kiet; du commentaire du résident français de Sambor, Adhémard Leclère, sur cette affaire ;
- du témoignage du capitaine Cupet, de la mission d’exploration Pavie, qui a rencontré le chef Mnong et a séjourné à Bu La-Bu Gler.
Les informations contenues dans ces documents sont complétées par les récits de voyageurs et les rapports des administrateurs qui ont pu passer dans la région entre 1850 et 1940, notamment les comptes-rendus très précis des enquêtes menées lors de la campagne de pacification des années 30.
Pour compléter ces sources écrites, des habitants du village (Bu Gler est intégré à un village de Bu Taing depuis le début des années 1980, dont il constitue un hameau.) ou de villages avoisinants ont été interviewés, notamment les personnes âgées.
De précieux renseignements portant sur l’organisation sociale traditionnelle du village, sur les rendements et techniques agricoles ont pu être collectés, permettant une analyse plus fine des documents d’époque.
Néanmoins, les résultats de ces entretiens sont souvent très pauvres sur le passé du village.
D’une part, la plupart des témoins de la pénétration française sont morts et leurs enfants semblent savoir peu de choses.
D’autre part, la méfiance des villageois face aux Français restent vive. Beaucoup pensent que nous sommes venus venger nos morts et se refusent donc à nous donner des renseignements.
Trois interviews formelles, enregistrées, avec des personnes âgées du village, souvent en présence de leur famille ou d’autres habitants, ont été organisées à Bu Trom, Bu Gler et Bu Lung. Dans le cas de Bu Lung, les personnes interviewées ont été rémunérées sur leur demande.
Les entretiens ont eu lieu en khmer, ce qui n’est ni la langue maternelle de l’interviewer, ni celle des interviewés.
Par ailleurs, le khmer n’est pas une langue neutre pour les aborigènes, notamment lorsque la discussion porte sur les relations de pouvoir entre eux et les Khmers. L’enregistrement permet de limiter les risques d’erreurs de compréhension.
Une quarantaine d’entretiens non-formels ont de plus été effectués, avec prise de note pendant l’entretien ou après celui-ci.
En raison des coutumes mnong, ces entretiens informels ont pu se dérouler dans un état éthylique plus ou moins avancé, tant pour les interviewés que pour l’interviewer. La bière de riz bue à la jarre a le mérite de casser les résistances, mais peut aussi entraîner un manque de rigueur dans la collecte des informations.
Carte du cne Cupet mission Pavie 1879-1895
(Pierre Cupet, Voyages au Laos et chez les sauvages du Sud-Est de l'Indochine, La mission Pavie, t.III, Ernest Leroux, Paris, 1900)
(Pierre Cupet, Voyages au Laos et chez les sauvages du Sud-Est de l'Indochine, La mission Pavie, t.III, Ernest Leroux, Paris, 1900)
Ces données sont interprétées à la lumière des études ethnologiques effectuées sur les Mnong depuis 1850. Jules Harmand et Adhémard Leclère à la fin du XIXe siècle, puis Henri Maitre au début du XXe siècle, sont des sources précieuses.
Néanmoins, en raison des modes de pensée de leur époque, le racisme, la hiérarchisation des groupes humains, leurs écrits doivent être comparés avec les études plus récentes, notamment celles d’Albert-Marie Maurice et de Georges Condominas. Celui-ci a le mérite d’avoir interrogé ses représentations et d’avoir travaillé en immersion complète chez les Mnong Gar du Vietnam à la fin des années 40.
Les travaux ethnologiques des années 1930-1960, les plus rigoureux dans leur démarche, sont certes tardifs, mais ils présentent l’intérêt de s’attacher à décrire les caractères archaïsants ou perçus comme immuables de la civilisation mnong1.
En 1934-1935, le lieutenant Perazio a recueilli un coutumier mnong preh (Ce coutumier est cité par Albert-Marie Maurice dans Les Mnong des Hauts-plateaux, Centre vietnam, t.2, vie sociale et coutumière, Paris, L'Harmattan, 1993, pp. 669-700).
Les Mnong Preh constituent un groupe situé à l’est des Mnong de Bu La-Bu Gler. Bien que tardif dans la période étudiée, bien que n’appartenant pas exactement au groupe étudié, ce coutumier donne des indications appréciables sur les règles sociales et la justice. Néanmoins, il contient des emprunts rhadés, et il est possible qu’une évolution ait eu lieu, notamment sur la notion de chef. Comparé avec le coutumier d’un autre groupe môn-khmer, celui des Stieng, recueilli par Gerber en 1943 (Théophile Gerber, « Coutumier stieng », Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-orient, Hanoi, 1951, pp. 227-272), il permet de clarifier des hypothèses, d’apporter des éléments de compréhension. Cependant, ces coutumiers recueillis dans d’autres villages doivent être manipulés avec précaution, d’autant qu’ils ont été modifiés de manière à être conformes aux visions et aux vœux de l’administration coloniale (Voir Oscar Salemink, « Moïs and maquis : the invention and appropriation of Vietnam’s Montagnards from Sabatier to the CIA », in Colonial situations, essays on the contextualization of ethnographic knowledge, History of Anthropology, volume 7, The University of Wisconsin Press, pp. 243-284.).
Enfin, les travaux linguistiques réalisés pendant la période coloniale, pendant les guerres d’Indochine et aujourd’hui (Il s’agit notamment des travaux de Sylvain Vogel et Jean-Michel Filippi à Mondolkiri. Voir Vogel, Filippi, Eléments de langue phnong, Cambodia Malaria Control Project, 2002),complètent le dispositif destiné à saisir une part de l’histoire des villages de Bu La-Bu Gler à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle. Les informations trouvées sont parcellaires, et même un examen attentif ne garantit aucune certitude. Il est toutefois possible d’avoir une idée de la manière dont s’est déroulée la reconnaissance par ces villages mnong de l’autorité des administrations cambodgienne et française, de leur participation aux mouvements de révoltes du début du XXe siècle, des enjeux et des conséquences de leur allégeance.
Néanmoins, en raison des modes de pensée de leur époque, le racisme, la hiérarchisation des groupes humains, leurs écrits doivent être comparés avec les études plus récentes, notamment celles d’Albert-Marie Maurice et de Georges Condominas. Celui-ci a le mérite d’avoir interrogé ses représentations et d’avoir travaillé en immersion complète chez les Mnong Gar du Vietnam à la fin des années 40.
Les travaux ethnologiques des années 1930-1960, les plus rigoureux dans leur démarche, sont certes tardifs, mais ils présentent l’intérêt de s’attacher à décrire les caractères archaïsants ou perçus comme immuables de la civilisation mnong1.
En 1934-1935, le lieutenant Perazio a recueilli un coutumier mnong preh (Ce coutumier est cité par Albert-Marie Maurice dans Les Mnong des Hauts-plateaux, Centre vietnam, t.2, vie sociale et coutumière, Paris, L'Harmattan, 1993, pp. 669-700).
Les Mnong Preh constituent un groupe situé à l’est des Mnong de Bu La-Bu Gler. Bien que tardif dans la période étudiée, bien que n’appartenant pas exactement au groupe étudié, ce coutumier donne des indications appréciables sur les règles sociales et la justice. Néanmoins, il contient des emprunts rhadés, et il est possible qu’une évolution ait eu lieu, notamment sur la notion de chef. Comparé avec le coutumier d’un autre groupe môn-khmer, celui des Stieng, recueilli par Gerber en 1943 (Théophile Gerber, « Coutumier stieng », Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-orient, Hanoi, 1951, pp. 227-272), il permet de clarifier des hypothèses, d’apporter des éléments de compréhension. Cependant, ces coutumiers recueillis dans d’autres villages doivent être manipulés avec précaution, d’autant qu’ils ont été modifiés de manière à être conformes aux visions et aux vœux de l’administration coloniale (Voir Oscar Salemink, « Moïs and maquis : the invention and appropriation of Vietnam’s Montagnards from Sabatier to the CIA », in Colonial situations, essays on the contextualization of ethnographic knowledge, History of Anthropology, volume 7, The University of Wisconsin Press, pp. 243-284.).
Enfin, les travaux linguistiques réalisés pendant la période coloniale, pendant les guerres d’Indochine et aujourd’hui (Il s’agit notamment des travaux de Sylvain Vogel et Jean-Michel Filippi à Mondolkiri. Voir Vogel, Filippi, Eléments de langue phnong, Cambodia Malaria Control Project, 2002),complètent le dispositif destiné à saisir une part de l’histoire des villages de Bu La-Bu Gler à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle. Les informations trouvées sont parcellaires, et même un examen attentif ne garantit aucune certitude. Il est toutefois possible d’avoir une idée de la manière dont s’est déroulée la reconnaissance par ces villages mnong de l’autorité des administrations cambodgienne et française, de leur participation aux mouvements de révoltes du début du XXe siècle, des enjeux et des conséquences de leur allégeance.
1
Pour une étude critique
de l’ethnologie des hautes
terres indochinoises, lire les écrits
d’Oscar Salemink, notamment sa thèse publiée sous le titre The Ethnography of Vietnam’s Central Highlanders, a historical
contextualization, 1850-1990,
University of Hawai’i Press, Honolulu, 2003, 383 p